Toutes ces morts, grandes ou petites

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Autant s'y faire: la mort, la petite comme la grande, l'absurde comme l'héroïque, la violente comme la douce, est partout autour de nous. Elle est indissociable de la vie, à laquelle elle donne une partie de son sens. Dans le deuil, dans l'exil, elle nous redonne la juste mesure de notre humanité. De cela, la littérature sait témoigner éloquemment.

L’ivresse des choses funèbres
J’emprunte à Baudelaire cette formule — qui, ma foi, m’avait presque l’air d’anticiper ce «bruit des choses vivantes» si cher à mon amie Élise Turcotte — pour aborder le plus récent livre de la romancière, nouvelliste et poète, Pourquoi faire une maison avec ses morts.

«J’ai toujours trop pensé à la mort.» Dès l’incipit, le ton est donné, l’enjeu est nommé. Et l’imaginaire de l’auteure de La Maison étrangère (Leméac) se déploie de nouveau autour de ce thème funeste, récurrent dans son œuvre. La disparition d’un être cher, ces fusillades dans les écoles, ces conflits armés et attentats terroristes, un décès au terme d’une longue maladie, la perte d’un animal favori; tous les cas de figure sont ici représentés par une narratrice qu’on est parfois tenté de confondre avec l’auteure, et qui prétend avoir pour «métier» de créer des sanctuaires pour les morts. Une narratrice unique pour sept récits qui tiennent autant de la fiction que de la réflexion métaphysique.

Mais s’agit-il d’un roman, d’un recueil de nouvelles, d’un essai — La forme de Pourquoi faire une maison avec ses morts pourrait décontenancer ces lectrices et lecteurs qui privilégient les choses clairement circonscrites. À défaut de trancher — à quoi bon, de toute manière? —, disons qu’il s’agit d’un florilège d’histoires, au nombre de sept, distinctes mais reliées les unes aux autres. À défaut de trancher, parlons de sept situations, sept méditations, sept variations sur un même thème, pour emprunter une image musicale qui convient tout à fait à cette ambitieuse composition d’Élise Turcotte.

C’est parce qu’elle est partout, la mort, qu’elle ne devrait pas nous effrayer outre mesure. Manifestement, Élise Turcotte l’a compris, elle qui, comme dans cette formule rituelle du folklore haïtien, invoque ici ses morts sans pour autant les détourner de leur chemin. Et tiens, tant qu’à évoquer Haïti…

Balafres
Romancière, nouvelliste, poète, conteuse et femme engagée, Marie-Célie Agnant suit depuis son émergence sur notre scène littéraire un parcours que j’oserais qualifier d’exemplaire. Les sceptiques n’ont qu’à se plonger dans la lecture des nouvelles du Silence comme le sang (Les éditions du remue-ménage) ou de son remarquable précédent roman Le Livre d’Emma (Les éditions du remue-ménage) pour s’en convaincre. Née à Port-au-Prince, installée au Québec dès la fin de son adolescence, Agnant s’est imposée sans peine comme l’une des voix essentielles de la littérature haïtiano-québécoise, elle dont l’œuvre connaît un admirable rayonnement international grâce à des traductions en anglais, en espagnol, en néerlandais et même en coréen.

C’est quelque part dans le Midi de la France que nous entraîne son plus récent roman, au titre de prime abord sibyllin, Un alligator nommé Rosa. Dans cette contrée nichée entre mer et monts, il est cependant question d’Haïti, amère-patrie que les personnages d’Agnant traînent dans l’exil à la manière d’une malédiction. Au fil des rencontres entre un bourreau et sa victime, entre une femme et un homme, confrontation dont nul ne saurait sortir indemne, la romancière ravive la hantise des années Duvalier, si dure à exorciser. Ils sont ailleurs, ces survivants des ravages du totalitarisme cannibale, mais ailleurs
n’existe pas vraiment pour eux. L’exil n’est pas l’oubli et rien ne pourra jamais panser les plaies d’autrefois.

Les souvenirs s’estompent, mais les cicatrices perdurent, chantait le duo britannique Tears for Fears. On ne s’étonne guère que l’écrivaine ait autrefois publié un recueil de poésie intitulé Balafres, tant ce thème de la blessure traverse son œuvre comme un leitmotiv. À l’instar de l’Emma qui donnait son prénom au précédent roman d’Agnant, cette mère infanticide emmurée dans son silence coupable, l’Antoine d’Un alligator nommé Rosa doit entreprendre la pénible reconquête du langage, il doit réapprendre les mots pour dire et apaiser la douleur du corps et de l’âme, pour cicatriser les blessures aussi anciennes que profondes. Entreprise périlleuse s’il en est, mais narrée avec maestria par une romancière en pleine possession de ses moyens.

Un jour, un jour
Et c’est bien entendu d’Haïti, encore et toujours Haïti, qu’il est question dans ce récent recueil collectif au titre laconique Une journée haïtienne, auquel a d’ailleurs participé Marie-Célie Agnant. Spécialiste des littératures de la francophonie, animateur du site web D’île en île, consacré aux écrivains insulaires (www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/), Thomas Spear, professeur de littérature au City University of New York (CUNY), a lancé l’an dernier à une quarantaine d’écrivaines et écrivains du dedans et du dehors d’Haïti une invitation singulière: décrire une journée en Haïti à partir d’impressions et d’éléments captés sur le vif. Aussi diversifié formellement et stylistiquement que le laissait envisager le nombre des participants, le recueil qui en résulte offre une vision kaléidoscopique de cette île autrefois considérée comme la Perle des Antilles.

Ainsi que l’exprime avec une infinie justesse la Martiniquaise Maryse Condé dans son éclairante préface, il s’agissait ici pour les nouvellistes, poètes et diaristes de «parler par-delà les stéréotypes et les clichés, [de] donner à sentir sa terre coincée entre l’image mythique du pays où la Négritude se mit debout pour la première fois et celle d’une nation pathétique, dégringolant de déchoucage* en déception; tel est le défi que relève une moisson de natifs-natals, les uns connus, les autres à connaître, tous brûlant d’un irrépressible amour pour Haïti Toma.»

Outre Marie-Célie Agnant, citons parmi les signataires de ces textes tantôt tragiques, tantôt amusants, mais toujours empreints du sens de la belle amour humaine (pour reprendre la formule de Jacques Stephen Alexis), Georges Anglade, Mimi Barthélémy, Gérald Bloncourt, Jean-Marie Bourjolly, Georges Castera, Syto Cavé, Louis-Philippe Dalembert, Edwidge Danticat, Joël Des Rosiers, Jan J. Dominique, Gérard Étienne, Jean-Claude Fignolé, Frankétienne, Gary Klang, Dany Laferrière, Yanick Lahens, Josaphat-Robert Large, Roland Paret, Claude C. Pierre, Emmelie Prophète, Rodney Saint-Éloi, Lyonel Trouillot et Gary Victor.

* Mot créole qui signifie «déracinement», et qui désigne le soulèvement populaire qui a mis fin au régime Duvalier.

Bibliographie :
Pourquoi faire une maison avec ses morts, Élise Turcotte, Leméac, 128 p., 17,95$
Un alligator nommé Rosa, Marie-Célie Agnant, Les éditions du remue-ménage, 240 p., 22,95$
Une journée haïtienne, (dir.) Thomas Spear, Mémoire d’encrier, 248 p., 20$

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