Soi et l’Autre

21
Publicité

Pour certains lecteurs et lectrices, la littérature est affaire de reconnaissance : on plonge dans la fiction pour retrouver un univers familier, réconfortant. Pour d’autres, l’exotisme est la condition sine qua non du plaisir de lecture. Il arrive que ces deux avenues soient convergentes, que des livres nous tendent ce proverbial miroir déformant qui nous permet à la fois de nous reconnaître et d’embrasser l’Autre en soi. C’est certainement vrai pour le récent roman d’Ook Chung et le premier recueil de nouvelles d’Emmanuelle Cornu.

Paysages dépaysants
Depuis la parution de ses Nouvelles orientales et désorientées (L’Hexagone, 1994), Ook Chung s’est distingué par une trajectoire littéraire des plus singulières, fidèle reflet de son parcours de vie. C’est d’ailleurs de celui-ci qu’il s’inspire dans cette étonnante Trilogie coréenne, son troisième roman qui marque son retour sur notre scène littéraire et rompt un silence de près de dix ans.

Né au Japon de parents coréens, installé au Québec à l’âge de 2 ans, Ook Chung parle et écrit depuis ses débuts littéraires « en français plus par la force des circonstances que par choix. » Ce thème de la langue d’expression imposée par le destin mais pleinement embrassée par l’écrivain, est au cœur de ce triptyque qui nous fait découvrir les trois espaces-temps qui ont jalonné la vie du narrateur, que nous pourrons choisir de confondre ou pas avec l’auteur. Il n’est pas innocent de souligner qu’Ook Chung avait témoigné de ces préoccupations identitaires et linguistiques lors de causeries abordant justement ces questions (« Ils ont choisi le français » à l’UQAM, en mai 2010; et « Identité et diaspora » au centre d’artistes autogéré Articule, en avril 2011). Dans « Diasporama », premier volet de sa Trilogie coréenne qui adopte volontiers des allures de chronique familiale, l’écrivain approfondit les propos tenus à ces occasions.

Du fier Japon encore hanté par ses blessures de guerre au Montréal kaléidoscopique à l’identité sans cesse remise en question par les afflux successifs de l’immigration, en passant par la Corée des ancêtres, « pays du matin calme » où l’on se surprend à rêver de renouveau, la Trilogie coréenne présente des lieux d’éternel exil, d’impossible recommencement, dans lesquels le narrateur et ses proches sont tiraillés entre une volonté d’enracinement et un irrémédiable sentiment d’étrangeté, trop souvent en butte au racisme, ce « tremblement de terre identitaire ». C’est le cas pour ces aïeuls, oncles et parents expatriés, écartelés par le choix entre langue maternelle et langue d’adoption. Heureusement pour le héros, déraciné au carré, il saura dès l’adolescence trouver une patrie, peut-être sa seule patrie définitive, chez Mauriac, Camus, Sartre, Malraux, Flaubert et les grands romanciers russes dont il fréquente aussi les œuvres. En cela, il se révèle digne fils d’une mère dont les plus chères amies ont pour noms Jane Eyre, Emma, Rebecca et Thérèse Raquin. Mieux encore, le narrateur n’hésite pas à avancer « peut-être la microhistoire de notre famille immédiate est-elle la source de notre fascination pour la littérature, qui nous permettait de renouer, de manière atavique, avec la lecture chantée de grand-mère ».

Je n’en dévoilerai pas davantage sur la suite. Tout au plus me contenterai-je d’écrire que, dans des veines assez divergentes et toutefois complémentaires, moins prosaïques et plus fantasmatiques, les deux autres volets du triptyque (« Kimchi » et « La petite marchande de poèmes et de kimchi ») creusent ces mêmes sillons thématiques, en relatant les triomphes et les désarrois de protagonistes en quête d’eux-mêmes ou d’un inatteignable eldorado. Le lecteur goûtera avec bonheur cette écriture finement ciselée, qui évoque la « toute-puissance symbolique de la langue (et de sa maîtrise) » chère au narrateur. Et il acquiescera à l’idée que la parole et l’écriture relèvent chez Ook Chung d’une espèce de sortilège qui permet de se reconstituer. C’est sans doute ce qui lui fait écrire que « le métier de conteur est l’héritage que j’ai reçu de ma condition d’être-en-exil. »

Éloge de la brièveté
Je ne connaissais pas Emmanuelle Cornu, qui vient de faire paraître aux éditions Druide un assez jouissif recueil de nouvelles au titre joliment intriguant : Jésus, Cassandre et les demoiselles. Je n’ai pas souvenir d’avoir lu l’une ou l’autre de ces quarante brèves fictions dans les pages des revues de création qui font office de laboratoire de notre littérature. Mais j’avouerai d’entrée de jeu que je suis stupéfait par le style, par l’originalité et par le souffle de cette auteure que je découvre. À vrai dire, j’ai l’impression de n’avoir pas été aussi agréablement décontenancé par un recueil de nouvelles depuis la parution de Risible et noir de Maxime-Olivier Moutier, il y a quinze ans. C’est vous dire.

Les personnages, la plupart féminins, d’Emmanuelle Cornu apparaissent comme des figures insolites, souvent excentriques, voire maniérées ou maniaques. Que ce qui leur arrive soit aussi banal que la culture des prunes, aussi surprenant que la découverte du corps d’un suicidé fracassé sous l’impact d’un toit de voiture, c’est toujours la façon minutieuse de raconter leurs faits et gestes, leurs réactions jamais convenues, qui fait l’intérêt de ces nouvelles regroupées en sept sections distinctes. Cette demoiselle travaille le vitrail, cette autre s’ennuie de son jardin enseveli sous la neige, celle-là assaille un brigadier à coups de pelle, celle-là encore se pâme et fulmine à la vue d’un couple de lesbiennes dont elle jalouse un peu le bonheur.

Malgré quelques tics d’écriture, le charme opère à tout coup; chacune de ces situations, croquée sur le vif avec brio, suscite tour à tour un sourire, un sourcillement, un brin d’horreur, un attendrissement, mais, par-dessus tout, confirme la présence en ces pages d’un admirable talent d’écrivain. Et l’on se dit que c’est de très bon augure pour la jeune maison d’édition, Druide, qui s’offre tout un coup d’éclat pour sa première rentrée automnale.

Publicité