Soi et l’Autre

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Où va le Québec ? Telle était l'interrogation en forme de bravade lancée par la polémiste Ghila Sroka, fondatrice et directrice du magazine Tribune juive, à une dizaine d'intellectuels, d'artistes et d'écrivains d'ici ou d'ailleurs, parmi lesquels Marc Angenot, Gérard Bouchard, René-Daniel Dubois, Dany Laferrière et Danielle Zana. Leurs réponses, fort variées, constituent l'essentiel de ce recueil d'entretiens (publié l'an dernier) articulés autour des problématiques de l'identité, des différences culturelles, de l'intolérance, sans oublier bien sûr l'incontournable question de l'indépendance du Québec.

Certes, ni Mme Sroka ni ses interlocuteurs n’avaient la prétention de détenir la vérité pure et de solutionner une fois pour tous ces problèmes qui nous affligent individuellement et collectivement, pour peu que notre champ d’intérêt excède des préoccupations quotidiennes et prosaïques. Mais, justement, ce concert de propos souvent divergents a le mérite de nous obliger à brasser de nouveau les cartes et d’ébranler un tant soit peu nos convictions les plus profondes. Je m’étais d’abord étonné que la presse locale n’ait pas davantage fait écho à la parution de cet ouvrage mais, à bien y réfléchir, je me suis dit qu’il n’y avait guère matière à surprise ; c’est connu, au Québec, on n’aime guère remettre en doute le sacro-saint consensus. C’est dommage, car la construction d’une identité nationale encore (hélas) incertaine ne peut faire l’économie de la dissension…Sans doute Maxime-Olivier Moutier serait-il d’accord avec moi sur ce point, lui qui a réuni sous le titre Pour une éthique urbaine un florilège de billets et chroniques dont certains avaient été soit lus à la radio, soit publiés sur le site du Refuge Global de Radio-Canada, et qui rejoignent par moments certains propos recueillis par Ghila Sroka. Abusivement affublés de l’étiquette « essais », ces textes sont cependant plutôt décevants pris en paquet, dans la mesure où ils témoignent surtout du manque de rigueur intellectuelle et d’une certaine immaturité de leur auteur (qui manifestement confond esprit d’analyse et humeurs), de son inculture politique et de certaines positions idéologiques qui carrément flirtent avec la droite réactionnaire. Malgré cela, les écrits de Moutier ont cependant le mérite de poser, même maladroitement, le problème de la difficulté de vivre ensemble, qui est au cœur de toutes les crises qui affligent plus que jamais notre monde.

Cette difficulté de vivre ensemble, de s’affirmer tant sur le plan individuel que collectif, fait également partie des préoccupations de l’écrivain et éditeur Gilles Pellerin, qui lui aussi publie ces jours-ci un recueil de conférences et de communications intitulé La Mèche courte. Manière de suite à son précédent ouvrage de même eau (Récits d’une passion : Florilège du français au Québec), La Mèche courte paraît au lendemain de la conclusion des travaux de la controversée Commission Larose des États-généraux sur la situation et l’avenir du français, auxquels Pellerin avait contribué d’abord à titre personnel, puis comme membre du comité spécial de l’Uneq chargé d’intervenir dans le débat. Au fil de ses réflexions sur législations linguistiques, la place du français, de la littérature et de l’histoire à l’école, la légitimité et l’autonomie de notre littérature, la glorification du registre populaire de la langue au détriment de tous les autres, Pellerin élabore une équation fort simple, quasiment une lapalissade : l’identité d’un peuple est indissociable de sa langue, de son histoire et de sa culture, lesquelles trouvent leur expression suprême dans la littérature. Qui plus est, la construction d’une identité commune à tous les Québécois et les Québécoises passe forcément par le partage de cette langue, de cette histoire et de cette littérature, qui sont les excroissances de son âme.

Difficile de ne pas rapprocher cette position de celle, exprimée sur le mode lyrique, par Marco Micone dans son poème Speak What, sorte de réponse au célèbre Speak White de Michèle Lalonde, qui vient d’ailleurs d’être remis en circulation dans une édition critique. Difficile de ne pas songer à ces vers :

nous sommes cent peuples venus de loin
partager vos rêves et vos hivers

[…]
nous sommes cent peuples venus de loin
pour vous dire que vous n’êtes pas seuls

Vœux pieux ? Angélisme ? Laissons râler les cyniques, si le cœur leur en dit. Ainsi que l’indique son patronyme à consonance italienne, Micone fait partie de ces écrivains d’origine étrangère, dont on dit à tort ou à raison que leur émergence a contribué au renouvellement de la littérature québécoise. Mais dans cette dynamique de la rencontre de l’Autre, la découverte de l’Ailleurs, il ne faudrait pas négliger l’importance de ces écrivains québécois de vieille souche (appelons-les « pure-laine », ironiquement) qui à travers leur écrits et pour nourrir ceux-ci s’aventurent en dehors des sentiers battus et nous entraînent vers d’autres horizons…

À ce chapitre, trois livres parus récemment sont assurés d’alimenter la poursuite de nos réflexions : Mendiant de l’infini d’André Carpentier, Cent jours sous le ciel de la Mongolie de Jean-Étienne Poirier et Petites géographies orientales de Mélanie Vincelette. Dans un livre étonnant, même pour un écrivain qui nous a accoutumés à l’étonnement, André Carpentier relate les détails quotidiens de son pèlerinage laïc au Tibet et au Népal – le tout, servi par cette langue somptueuse qui ne cesse de s’affiner d’une œuvre à l’autre. De même, le jeune aventurier Jean-Étienne Poirier relate un séjour en Mongolie, au cours duquel il a travaillé à la mise sur pied d’une école de cirque pour jeunes Mongols. Enfin, davantage nourris de souvenirs que d’imaginaire à proprement parler, les récits de Mélanie Vincelette mettent en scène une jeune Québécoise qui, au fil de ses pérégrinations en Asie ou ailleurs loin de chez elle, s’interroge sur la nature des relations humaines dont le rapport amoureux. Chacun à leur manière, ces titres prolongent cette idée de Mathieu Kessler, citée par Carpentier : «le voyageur ne travaille à rien d’autre qu’à lui-même.»

Ainsi, lorsqu’on plonge son regard dans l’Ailleurs que représente celui de l’Autre, n’est-ce pas dans l’espoir d’y voir son propre reflet diffracté, réinventé ? Confronter l’Autre, n’est-ce pas réapprendre un peu à être Soi ?

***

Où va le Québec ?, Ghila Sroka, CIDIHCA
Pour une éthique urbaine, Maxime-Olivier Moutier, L’effet pourpre
La Mèche courte, Gilles Pellerin, L’instant même
Speak What (suivi d’une analyse de Lise Gauvin), Marco Micone, VLB
Mendiant de l’infini, André Carpentier, Boréal
Cent jours sous le ciel de la Mongolie, Jean-Étienne Poirier, Septentrion
Petites Géographies orientales, Mélanie Vincelette, Le marchand de feuille

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