Regards et jeux dans l’espace

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Saint-Denys Garneau avait anticipé dans Regards et jeux dans l'espace toute une vision de la poésie moderne, celle du poète qui se fait observateur et acteur dans un «espace» qui peut être celui du poème ou du monde. Les trois recueils présentés dans cette chronique, bien qu'ils apparaissent fort différents, pourraient être lus à cette aune.

François Hébert: surtout des jeux dans l’espace
Le poète François Hébert, à ne pas confondre avec l’éditeur des Herbes rouges (voir «Portrait d’éditeur», p. 68), a enseigné la littérature à l’Université de Montréal, dirigé la revue Liberté et été critique littéraire au Devoir. Il publie Poèmes de cirque et circonstance, un recueil résolument ludique à cent lieues de la poésie «inodore insonorisée pas savoureuse», qui devient «rien que pas belle à se vouloir bien que trop belle». Au contraire, la poésie de Hébert se veut libre et insoumise, comme l’indique le premier texte du recueil: «On étouffait / on a lu des auteurs / […] / il a fallu rentrer / on a fait des efforts / on est toujours dehors.» Toujours dehors à s’amuser avec sons et lettres, les jouets du poète: calembours, jeux de mots, rimes approximatives, tournures orales, calligrammes, poésies sonores composent le recueil.

L’auteur fait donc le pari de s’amuser. «L’écriture est un voyage organisé», dit-il en entretien, et «on se demande lequel du groupe est le guide». En l’occurrence, ils sont nombreux: dès le début, il revendique la poésie lettriste d’Isidore Isou, car «mieux vaut un poète lettriste / qu’un soupe au lait triste»! On trouve partout les tournures orales chères à Queneau, on assiste aux vocalises de Pavarotti et on peut admirer la maison de Pink Floyd, faite de briques de lettres qu’il vaut mieux lire à haute voix: «olinolyoudjost anozeu brikinneuwol.» La poésie de Hébert s’adresse tant aux auditifs qu’aux visuels: on y voit la neige tomber, des journaux partir au vent, et des calligrammes très réussis représenter la nature ou des constructions humaines. Rappelant constamment sa matérialité, la poésie de Hébert, le «martelage d’aucun message», détonne comme les sons qu’elle imite et transcrit. L’auteur dit «chercher des accords, un peu de sens» et, lançant des images, tombe sur «de l’absurde, du tragique, de l’injustice, des murs, du potinage, du cinéma, du sang» et mille autres choses qu’offrent, justement, les circonstances.

L’Acadie, géographie réelle et imaginaire
Fondées à Moncton en 1980, les Éditions Perce-Neige ont pris le nom de cette fleur qui est la première à pousser au printemps pour symboliser l’éclosion de nouveaux talents littéraires. Après trente années de pratique, elles sont en mesure d’offrir une Anthologie de la poésie acadienne, qui retrace le parcours de ce peuple dans sa parole poétique.

Ancrée dans son histoire, la poésie acadienne est préoccupée par la question identitaire, laquelle témoigne de la précarité de l’existence et de la nécessité pour le peuple acadien de se maintenir en vie. Aussi, pour Herménégilde Chiasson, «[sa] fragilité n’a d’égale que [son] endurance». Gérald Leblanc lui fait écho en soutenant qu’en dépit des aléas de l’histoire, le peuple acadien résiste dans la fierté: «On nous accuse de notre histoire / et nous répondons coupables / d’avoir toujours compris / où nous étions.» Barry Jean Ancelet, qui a publié sous le pseudonyme de Jean Arceneaux, relate dans les mots les plus simples l’interdiction de parler français faite aux Cadiens de Louisiane — ceux-là assurent que la pronon – ciation cajun est le propre des Américains anglophones — et se rappelle la dictée maudite qu’on leur imposait à l’école: I Will not speak French on the Schoolgrounds / I Will not Speak French… Ce qui n’a pas empêché les enfants des déportés de poursuivre cette lutte, comme en témoigne la carrière d’un Zachary Richard, qui s’écrie lui aussi: «Parle français ou crève, maudit!»

Signe de maturité, la poésie acadienne ne se cantonne plus exclusivement dans le débat identitaire, et le florilège offert par Serge Patrice Thibodeau met l’accent sur les poètes contemporains pour qui les horizons thématiques s’élargissent. Ceux-là ont accepté leur part d’américanité, comme en font foi les références multiples au voyage, mais aussi à la vie quotidienne, qui marquent une profonde inscription dans le territoire. La variété des registres et des préoccupations témoigne de la grande vitalité de la poésie acadienne actuelle.

Benoît Chaput: regarder par la fenêtre la neige tomber
Benoît Chaput a fondé la maison d’édition L’Oie de Cravan, reconnue pour le soin apporté à ses livres ainsi que pour sa rigueur éditoriale. Également poète, Chaput inaugure avec Cahier de neiges la collection «Le fer & sa rouille», dédiée à la prose poétique dans de petits livres numérotés et cousus à la main. Nous avions le numéro 107.

Ce recueil de dix textes, écrits en dix jours consécutifs lors d’un «mois de mars particulièrement obscur et enneigé», est teinté d’ambiances oniriques, proches du surréalisme, où il «semblait que les jours et les nuits s’imbriquaient les uns dans les autres, que les rêves et les moments vécus avaient le même poids et qu’une simple image possédait plus de réalité que sa propre chair». On y trouve en effet un bric-à-brac de personnages et d’objets résumés en quelques traits: un anti-narcisse au «visage, serein, lumineux, de l’homme qui ne connaîtra jamais son image»; un calumet de la paix à deux fourneaux, à fumer lorsque votre ennemi est absent; une comptine qui tourne mal, ou encore des étoiles qui sortent d’une paume et effacent la mémoire. Et à travers tout cela, la neige qui tombe, s’accumule, se transforme en objets poétiques beaux et inquiétants.

Construite de phrases courtes, simples et évocatrices par les ellipses qu’elles laissent planer, cette oeuvre demande une lecture lente et une disposition d’esprit particulière qui permette de voyager, un bref instant, dans un monde résolument autre.

Bibliographie :
Poèmes de cirque et circonstance, François Hébert, L’hexagone, 94 p. | 15,95$
Anthologie de la Poésie acadienne, Collectif, Perce-Neige, 296 p. | 24,95$
Cahier de neiges, Benoît Chaput, L’oie de cravan, 32 p. | 12$

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