Récits intimistes… ou « hénaurmes »!

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Même si en cette période de rentrée les nouveautés pleuvent de toutes parts, il serait dommage de passer sous silence ces trois titres parus au printemps ou en début d'été. D'autant plus que leurs auteurs font montre de talents extraordinaires pour esquisser les contours intangibles de l'âme humaine, croquer sur le vif une faune des plus pittoresques ou, sur le mode de la farce, se livrer à une virulente satire politique…

Le cœur et ses déraisons

Le moins qu’on puisse dire du premier ouvrage de Michèle Péloquin, Les Yeux des autres, c’est qu’il a récolté un succès critique unanime — à ce jour, je n’ai pas lu ou entendu un seul commentaire négatif à son sujet. À titre d’exemple, Suzanne Giguère a écrit dans Le Devoir qu’« on reste médusés devant la perfection de ce premier livre ». Comme baptême de feu littéraire, aucun auteur n’aurait rêvé mieux.

Pour raconter la vie et les émois de la narratrice et des gens de son entourage, Michèle Péloquin a opté pour le mode fragmenté d’un recueil de trente-deux nouvelles imbriquées les unes dans les autres. Dans ces récits de réunions de familles, de rencontres fortuites dans des auberges, de petites soirées entre amis, le malheur frappe à l’improviste et laisse pantois. Sans aller jusqu’à affirmer que la vision du monde de l’auteure est systématiquement négative, il apparaît évident que le recueil exprime un certain fatalisme, notamment par cette préoccupation de la narratrice pour le temps qui passe, implacable, les amours qui meurent…

Il faut bien sûr aborder le thème de l’amour, puisque c’est aussi l’un des fils conducteurs du recueil. Pour l’héroïne de Michèle Péloquin, le sentiment amoureux représente le seul moyen d’atteindre une certaine quiétude liée à l’enfance. Dans la nouvelle « Noix de cajou et gelée de canneberge », la narratrice « repense à toutes les fois où [elle a] dit  » je t’aime  » au lieu de  » aime-moi  » » — deux phrases qui ne sont manifestement pas synonymes à ses yeux. Chez Péloquin, l’amour peut être source de méprise, d’autant plus qu’on n’en est jamais certain ; ainsi, dans « Solstice », le premier réflexe de la femme à qui un amant confesse ses sentiments est de croire qu’il la confond avec une autre… Et cependant, dans « Intermittence », la narratrice finit par se dire « que des miettes d’amour valent mieux que pas d’amour du tout ». Toujours dans cette même nouvelle, l’héroïne en vient à affirmer que « la solitude est suspecte », qu’il vaut mieux la taire si on ne veut pas faire fuir l’amour, ce qui semble un peu paradoxal, compte tenu du fait que, comme les hommes qu’elle croise, elle souffre de ce «mal du nouveau millénaire» qu’est la peur de l’engagement.

Lucidité, fraîcheur de la voix, acuité du regard porté sur les êtres en proie à leurs déchirements intérieurs : à n’en pas douter, Les Yeux des autres constitue pour Michèle Péloquin une entrée fracassante et inoubliable en nos lettres.

Le grand cirque de l’existence

La figure de l’homme fort est un archétype incontournable de la culture québécoise : aussi ne s’étonne-t-on pas qu’un auteur de chez nous, André Trottier, puisse la choisir pour ouvrir un recueil de nouvelles justement intitulé The Great Antonio et autres contes de cirque. Après tout, après toutes ses années en tant qu’icône de la vie montréalaise, feu le Grand Antonio méritait bien d’entrer dans la littérature…

Qu’on s’entende bien : il n’est guère question de cirque ici, sinon de manière allusive, symbolique. Et ces histoires délicieusement étranges ne sont pas tant des contes, au sens où on l’entend en cette ère du renouveau de l’oralité québécoise, que des nouvelles littéraires en bonne et due forme. Les fictions d’André Trottier, comme parfois celles de Michèle Péloquin, témoignent d’une minutieuse attention au détail en apparence insignifiant mais combien lourd de sens. Son écriture, sobre, limpide et dénuée d’affectation, expose les rouages de la réalité avec une remarquable efficacité. Ses textes les plus réussis (« The Great Antonio », « Les chiens de Paolo », « Un goéland dans le ciel d’avril ») le placent sans peine dans la lignée des illustres virtuoses de la forme narrative brève d’ici et d’ailleurs, d’Anton Tchékhov (dont Trottier partage les initiales) aux étoiles de l’« école » de L’instant même.

Une ambiance de cirque grotesque imprègne plus encore le plus récent ouvrage de Georges Anglade, qu’on connaissait comme géographe, professeur à l’UQAM et homme engagé politiquement. Après trois recueils de courtes fictions (Les Blancs de mémoire, Boréal, 1999; Leurs Jupons dépassent, CIDIHCA, 2000 ; Ce pays qui m’habitent, Lanctôt, 2002), Anglade poursuit son exploration de cette voie narrative typiquement haïtienne, celle de la lodyans, qu’il revendique comme un genre littéraire autonome, distinct du conte et de la nouvelle. Publié à l’origine sous forme de feuilleton dans les pages du quotidien Le Nouvelliste de Port-au-Prince, Et si Haïti déclarait la guerre aux USA ? part de prémices loufoques et irrévérencieuses à souhait : se pourrait-il que des pays infortunés jalousent secrètement l’Irak, que sa guerre perdue à l’avance contre l’Oncle Sam sauvera du marasme ?

On s’entend généralement pour dire que la lodyans apparaît comme forme d’expression littéraire sous la plume de deux écrivains haïtiens, Justin Lhérisson et Fernand Hibbert, au tournant du XIXe siècle. En digne héritier de cette tradition, Anglade développe dans un style alerte son scénario cocasse où Port-au-Prince jette le gant au visage de Washington dans l’espoir de lendemains meilleurs, tout en redoutant qu’avec la déveine habituelle des Haïtiens ceux-ci l’emportent et se retrouvent eux-mêmes dans l’obligation reconstruire les États-Unis.

On rit beaucoup, d’un rire jaune surtout. Puis on se dit à la réflexion que ce n’est pas parce que c’est si drôle…

Bibliographie :
Les Yeux des autres, Michèle Péloquin, XYZ éditeur, coll. Romanichels
The Great Antonio et autres contes de cirque, André Trottier, Lanctôt
Et si Haïti déclarait la guerre aux USA ?, Georges Anglade, Écosociété, coll. Fiction

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