Pères et repères

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Il va et vient, et brille souvent par son absence. Je parle bien sûr du père, ce mal-aimé, cet inconnu, cette brute tyrannique (parfois), dont la figure floue, évanescente ou omniprésente, se retrouve au gré des saisons littéraires au centre des romans québécois. Que les freudiens empoignent leurs calepins si le cœur leur en dit : pour ma part, je me contente de signaler cette résurgence dans quelques romans signés par deux romancières et un romancier de notre relève.

N’en déplaise à Victor Lévy-Beaulieu : la jeune littérature québécoise n’est pas sans père ni repères. On se rappellera qu’il avait déclenché une controverse avec son papier où il faisait de l’absence problématique de la figure du grand-père dans quelques récents premiers romans québécois l’un des symptômes de l’acculturation des jeunes romanciers et romancières d’ici. Au fait, je vous avouerai n’avoir pas trop compris la pertinence de ce persiflage apparemment motivé par le besoin de faire parler de soi… Mais n’ayant moi-même connu aucun de mes grands-pères et, surtout, ayant été moi-même identifié comme un « colonisé » par le sieur VLB, j’imagine que cela invalide de toute manière mon jugement, pas vrai ? Quoi qu’il en soit, dans l’apparente quiétude de la saison littéraire qui tire à sa fin, il s’est néanmoins publié plus d’un titre digne d’intérêt, dont même deux premiers romans, où le rapport au père, voire le lien de filiation, apparaît comme fondamental et porteur de sens.

Lettres du père, lettre au père

C’est de correspondance avec le père qu’il est question dans e part ailleurs, premier roman de Sabica Senez, dont je ne connaissais que quelques textes parus en revue. Ayant découvert la dernière lettre que lui avait adressée son père disparu, une femme relit la correspondance qu’elle avait autrefois entretenue avec cet indécrottable globe-trotter. Par ce biais, elle tente de cerner la nature de ce qui l’unissait et continue de l’unir au défunt, malgré un silence d’une quinzaine d’années rendu définitif par la mort. La gravité du sujet n’exclut pas une sérénité, une qualité d’émotion à mille lieues du sentimentalisme dont d’autres, à la plume moins assurée, n’auraient su faire l’économie.

« Quand il n’y a plus que les lettres pour me relier à toi, c’est l’appel du grand large qui se fait entendre et désirer. Ou serait-ce le début de la fin du monde ? […] J’écris pour que tu m’entendes, parce qu’il n’y a souvent aucune autre façon de me faire entendre. » Entrecoupée par des extraits de lettres de la redoutable Calamity Jane à sa propre fille et ponctuée par les missives que l’éternel nomade envoyait à l’héroïne des quatre coins du monde, la narration se présente comme une longue lettre destinée à n’être jamais lue par son destinataire. La lecture de ce roman m’a rappelé L’Invention de la solitude de Paul Auster, plongée dans la mémoire occultée d’un père méconnu qui cachait de lugubres secrets de famille. Sabica Senez fait ici preuve d’une maturité peu commune, surtout pour un premier roman. Ce qui l’honore.

Aujourd’hui, j’ai rencontré l’homme de ma vie…

Chez Maryse Latendresse, le désir est maître et roi. Il en était en tout cas ainsi dans son premier roman, La Danseuse, dont Quelque chose à l’intérieur prolonge et approfondit le propos. Cette chronique d’un amour qui prend fin, supplanté par un autre, prête la parole à Alex, une jeune femme qui sent poindre la mort de son couple alors qu’elle sent naître « quelque chose à l’intérieur » entre elle et Paul, l’amant de sa demi-sœur, avec qui elle a par ailleurs toujours entretenu un rapport de rivalité : « Tout commence par là. Le désir d’un homme pour une femme. Il n’y a pas d’autre début. Un sexe tendu, des mains, des bras. Le contraire n’existe pas. »

M’est revenu en tête ce sublime titre de Claire Dé, en soi tout un programme : Le Désir comme catastrophe naturelle. Même si son roman comporte une bonne dose de sensualité, Latendresse ne verse pas dans l’érotisme débridé qui caractérisait à une époque l’œuvre des jumelles Dandurand (Claire et Anne). Par son analyse des mécanismes de l’amour, du désamour et du désir, son approche s’apparenterait davantage à celle de Louise Dupré dans La Memoria, dont elle salue l’influence en faisant de ce roman le livre de chevet de son héroïne. Encore, la fuite du père — disparu du foyer alors que la narratrice était ado — n’est pas sans répercussions. Père manquant, fille manquée ? Je n’irais pas jusqu’à reprendre à mon compte ce poncif, mais il est clair que ce deuil influera sur les rapports d’Alex avec les hommes de sa vie. Sans jamais sombrer dans le psychologisme didactique ou, pire, la sensiblerie, Maryse Latendresse raconte dans une écriture raffinée (et par moments un brin précieuse) les imperceptibles fourmillements de l’âme dans le manège des amours qui, comme les saisons, se suivent sans pour autant se ressembler.

Sans père, sans repère

Mais il n’y a pas que les romancières ou leurs héroïnes qui portent le poids de l’absence ou de la disparition de leur père sur leurs épaules. Je n’en citerai pour preuve que Le Ciel de Windigo, le premier roman de Luc Martin, professeur de français et auteur de littérature pour la jeunesse. Envoyé pour des raisons professionnelles à Rapide-des-Pères, son héros, Éric Valois, étudiant en histoire, en profite pour faire un peu de recherches sur la mort de son père, qui s’était écrasé dans la région aux commandes de son hydravion plusieurs années auparavant. Ses investigations ne tardent pas à faire émerger les divergences entre la version officielle des circonstances de l’accident, le récit ponctué de silence qui tenait lieu de vérité chez lui et les lettres de sa mère, partie refaire sa vie au loin. Et même s’il n’y avait pas ce mystère qui plane sur ce patelin, Éric y resterait néanmoins, ne serait-ce que pour élucider l’énigme de cette force en apparence surnaturelle qui le retient sur place, qu’on associe volontiers au mythique Windigo, esprit des forêts dans le folklore amérindien.

À la fois récit initiatique et roman des origines, Le Ciel de Windigo est aussi un thriller fort bien mené, à l’écriture plus efficace que personnelle, qui ménage quelques agréables surprises même au lecteur aguerri. Fin conteur, Luc Martin a imaginé ici un suspense en mode mineur, complexe à souhait, peuplé de protagonistes aussi sympathiques qu’intrigants. En somme, une excellente découverte signée par un jeune auteur dont on aura intérêt à retenir le nom.

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