Paroles et musique

36
Publicité
La langue française a consacré la forme tripartite «auteur-compositeur-interprète» pour désigner un chanteur qui écrit et compose ses chansons, alors que l'anglais a simplifié la formule en «singer / songwriter» même si, pour tout dire, nous préférons encore la dénomination peu orthodoxe de «poète à guitare». Lorsqu'on enlève la guitare, ne reste plus que le poète.

La dyslexie des sentiments
Le chanteur Daniel Bélanger avait surpris, il y a une dizaine d’années, en publiant un recueil de poésie, Erreur d’impression, typique de son écriture mêlant banalité et onirisme. Il présente aujourd’hui Auto-stop, un récit en forme de long poème. La maison d’édition Les Allusifs inaugure avec ce titre une collection dédiée à l’exploration des «peurs». Le moins qu’on puisse dire est qu’on commence dans le vif du sujet, puisque Bélanger se propose d’explorer rien de moins que la peur d’exister, «cette appréhension générale / de ce qui attendait en dehors.» Si le recours aux vers paraît un peu forcé, dans la mesure où il s’agit d’un texte moins lyrique qu’à l’accoutumée pour Bélanger, la division en strophes a paradoxalement permis à l’auteur de trouver un rythme, une pulsation qui donne un souffle au récit et fait qu’on accompagne son personnage dans ses pensées et ses déambulations.

Auto-stop présente donc Vincent, 19 ans, imbu de lui-même comme l’adolescent qu’il est, «raisonnable et arrogant», campé dans ses certitudes, pour qui «une improvisation ne [peut] déboucher que sur / le vulgaire et le convenu». Vincent entreprend un voyage initiatique en Italie, question de découvrir le monde, et il rencontrera Anna. Un coup de foudre bouleversant qui le laissera en proie à «la dyslexie des sentiments»: l’aventure, trop brève, révèlera le personnage à lui-même. En effet, les deux amants resteront étrangers l’un à l’autre, chacun dans sa solitude, obligés de sortir de leur narcissisme pour se rencontrer à nouveau. Comme dans la chanson de Bélanger, le narrateur du récit est en position de réclamer: «Sortez-moi de moi!». C’est ce qu’il fera en rentrant à la maison pour découvrir que son père est mort durant son voyage, ce qui mettra un terme à son adolescence. Homme neuf, il pourra retrouver Anna et vivre la suite de ses aventures incomplètes.

Profond café
Leonard Cohen, lui, est un poète et romancier accompli lorsqu’il fait paraître son premier disque en 1967. C’est à cette période d’avant la chanson que Malcolm Reid consacre son Deep Café, une espèce d’autobiographie croisée entre sa vie et celle de Cohen. Malcom Reid emprunte le titre de son ouvrage au poème «Cherry orchards» dans lequel Cohen met en garde le Canada: «Y a des guerres qui t’attendent / des menaces / des drapeaux déchirés» et encore des boîtes aux lettres qui exploseront «sous le marteau d’idées sauvages». Devant cette rumeur des révolutions à venir, le poète qu’est Leonard Cohen se retire dans son «deep café», à la fois symbole de ses pensées et de la bohème montréalaise. Malcom Reid prend donc le soin d’inscrire sa lecture des textes de Cohen dans un contexte sociopolitique particulier: voici en effet deux anglophones montréalais soumis aux influences américaines tout autant qu’aux pressions des francophones réclamant plus d’autonomie et de reconnaissance.

On ne s’ennuie pas particulièrement dans le Montréal des années 1960, comme en témoignent les grandes thématiques de Deep Café: bohème, judéité, nouvelle gauche, contre-culture, indépendantisme… Malcolm Reid revisite les lieux et les personnes de la culture underground et tente de les retracer dans la poésie de Cohen. On découvre alors un portrait vivant, écrit dans une langue simple, agrémenté de dessins de sa main. Presque cinquante ans séparent la première et la dernière rencontre entre Malcom Reid et Leonard Cohen. Le rédacteur étudiant du McGill Daily qu’il était a d’abord aperçu le poète de 23 ans dans la salle de rédaction en 1957, alors que Cohen n’avait qu’un seul recueil à son actif. En 2004, Malcom Reid vient lui porter son mémoire de maîtrise consacré à sa poésie. Cohen lui laisse plus tard un message sur son répondeur lui disant qu’il a fort apprécié sa lecture et ajoute: «I hope our paths cross some day». Manifestement, à la lecture de Deep Café, on peut voir que les deux se fréquentaient depuis longtemps.

Loups-garous et poulet frit
Le monde du folk américain regorge de légendes inconnues, c’est-à-dire de chanteurs à la feuille de route impressionnante, mais au succès populaire limité. Michael Hurley est l’un d’entre eux. Il a fait paraître son premier disque en 1964 sur la vénérable étiquette Folkways et fut remarqué pour sa musique rugueuse et ses textes complètement délurés. Pour les auditeurs contemporains, sa pièce la plus connue est probablement «The Hog of the Forsaken» qui fut reprise comme générique de la télésérie «Deadwood». La maison L’Oie de Cravan présente un recueil de paroles de quelques chansons calligraphiées par l’auteur lui-même avec une traduction de Marie Frankland, dans un livre cousu à la main par Julie Doucet.

Si, musicalement, Hurley s’inscrit dans un genre facilement reconnaissable, un mélange de musiques roots (folk, blues, country), ses textes, eux, ne ressemblent à rien de connu. Son univers est peuplé d’animaux fantastiques: on y trouve des hiboux, des loups-garous, des oies sauvages domestiquées, un chien «qui devrait [se] faire une blonde» ainsi qu’un cochon qui «cuit la tarte des chagrins» et «chante les temps passés, qui passent, et qui passeront». Un verre de whisky fait apparaître «l’esprit du feu» avec qui l’auteur entretient la conversation, alors que l’heure du thé est l’occasion d’une profonde méditation qui se termine par un questionnement aussi existentiel que ludique: «Je fais quoi comme ça toute la nuit / à écouter la CBC?». Les chansons nous font voyager du Vermont à la Californie et tracent ainsi un paysage américain bizarre et déjanté. Admettons-le, il s’agit là d’un livre pour initiés, mais le lecteur intrigué pourra se tourner vers les disques de Hurley, quitte à revenir au livre plus tard.

Bibliographie :
Auto-Stop, Daniel Bélanger, Les Allusifs, 80 p. | 13,95$
Deep café. Une jeunesse avec la poésie de Leonard Cohen, Malcolm Reid, Presses de
l’Université Laval, 164 p. | 19,95$
Paroles des chansons de Michael Hurley, Michael Hurley, L’Oie de Cravan, 48 p. | 16$

Publicité