Naufrages et autres dérives

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La parution d’un nouveau roman de Christiane Duchesne destiné aux adultes constitue invariablement un événement incontournable dans une saison littéraire. Qui plus est, ce tout nouvel opus est une occasion en or de revisiter avec cette écrivaine à l’imaginaire riche et unique quelques-uns des thèmes essentiels qui nourrissent depuis plusieurs décennies son œuvre indémodable.

Le roman de Christiane Duchesnes’ouvre sur l’évocation d’un terrible accident maritime, auquel la jeune Violette a heureusement survécu, notamment grâce à l’attachant Albert. Hélas, la vie de la fillette de 10 ans s’en est trouvée à tout jamais changée; pour elle, désormais orpheline de père et de mère, il y a l’avant- et l’après-naufrage du voilier de Rose Marquis et Léo Paulin. Confiée depuis près de trois ans aux bons soins de son arrière-grand-mère Parmélie, de 70 ans son aînée, la petite grandit en s’efforçant de tromper tristesse et détresse, entourée d’une pléthore de savoureux personnages (Émile, Vautour et tous les autres, morts ou vivants) du type qu’on s’attend à retrouver dans les pages d’une œuvre de Duchesne.

Incidemment, le bouquin s’intitule Mensonges; c’est le plus récent ouvrage de la célébrissime auteure de romans pour la jeunesse, trois fois lauréate du Prix du Gouverneur général, du prix Alvine-Bélisle et du prix du livre M. Christie (entre autres), à qui l’on doit aussi une demi-douzaine d’ouvrages destinés au lectorat adulte, dont les remarquables L’Homme des silences (Boréal, 1999) et L’Île au piano (Boréal, 2003).

D’emblée, le charme de ce récit à saveur poétique repose sur la relation entre la gamine et son aïeule. L’auteure de La Bergère de chevaux, on le sait, excelle à faire vivre ce type de relation particulière, naviguant avec adresse entre les écueils du pathos d’une part et ceux de la mièvrerie de l’autre, avec le naturel désarmant qui fait la force et la richesse de son œuvre pour la jeunesse. Sur le plan de l’intrigue, la romancière ouvre son histoire intimiste avec une mystérieuse inscription (I-O-E-L… F-R… Z-N-C-C-H-H…), le premier de plusieurs messages codés que Violette sera appelée à décrypter, et qui la lancera sur une sorte de chasse au trésor.

On n’est pas chez Edgar Allan Poe, peu s’en faut, mais l’énigme de cette poignée de lettres griffonnées sur du papier servira de moteur à cette nouvelle exploration du monde de l’enfance, avec ses zones d’ombre et de magie, ses constantes interrogations.

 

Réminiscences et échos

L’anecdote de base n’est pas sans rappeler celle de L’homme des silences, où il était également question d’un naufrage meurtrier qui laissait orpheline une petite fille, Marie, que recueillait alors une femme au grand cœur, Pauline, qui s’occupait de jeunes handicapés. Parmi ceux-ci se trouvait Michel, un jeune homme dans la vingtaine, aphone, qui disparaissait mystérieusement du jour au lendemain. Accompagnée du Chien, la jeune Marie partait alors à sa recherche, aidée dans sa quête par l’intervention du spectre de son père noyé.

En lisant Mensonges, le lecteur songera aussi à une Rose différente de la mère de Violette, l’héroïne de L’Île au piano, une jeune femme de 20 ans qui débarquait un après-midi de printemps dans le village du Bas-Saint-Laurent où se trouvait la maison de sa grand-mère, pour y interroger les fantômes du lieu sur ses origines. À peine installée dans la maison ancestrale, la jeune femme se voyait coupée du monde extérieur par des pluies diluviennes qui s’abattaient sur la presqu’île. Isolée, sans téléphone ni électricité, Rose faisait alors la connaissance des habitants de la place à qui elle apportait son aide en racontant des histoires aux enfants, tout en s’astreignant à la prudence imposée par sa grossesse.

À la manière de contes philosophiques, les romans de Christiane Duchesne constituent en somme de parfaites illustrations de l’idée selon laquelle « les légendes disent toujours le fond des choses ».

 

Déchiffrer les messages des songes et de la vie

Dans Mensonges comme dans les précédents romans de Duchesne, on applaudira la fluidité de l’écriture, la criante simplicité des dialogues, toujours chargés de sens, beaucoup plus qu’ils le paraissent de prime abord. Au hasard, citons cet échange entre Violette et Parmélie, qu’elle surnomme affectueusement Mine, à propos d’un rêve insolite de la petite où apparaissait, sinistre, la figure de son arrière-arrière-grand-père.

« — Bibiche? Tu ne dors pas?

— Je voulais te dire… C’est revenu comme ça, tout à l’heure, et ça m’empêche de dormir. Tu sais, Mine, ton père, j’en ai rêvé, une nuit. Je ne sais pas quand, c’est flou, mais ça ne fait pas très longtemps. Là, le rêve est revenu d’un coup, tout clair. Ça se passait dans l’autre maison, il y avait mes parents, il y avait les voiles de bateau qui pendaient du plafond et qui bougeaient quand on passait dessous. Albert était là aussi. Pas Émile. Ton père est sorti de la cuisine avec un couteau en criant : “Qu’est-ce que vous attendez pour trouver? Un jour, il sera trop tard!” Il a brandi le couteau au bout de son bras qui s’étirait jusqu’au plafond et il a coupé toutes les voiles qui sont tombées sur nous. On étouffait, c’était lourd, on avait plus d’air, on l’entendait crier : “Trop tard! Trop tard!” Et puis, il n’y avait plus personne sauf lui au bout de mon lit, avec son couteau, et son lorgnon… »

Servi par une écriture aussi lyrique que limpide, ce récit à la fois léger et grave ne manquera pas de charmer les habitués de l’œuvre de Christiane Duchesne, peu importe leur âge, mais aussi ceux et celles qui la découvriront en ces pages. Non seulement les lecteurs craqueront pour ses attachants protagonistes, mais ils se laisseront captiver par leurs tragédies secrètes ou révélées, par les énigmes qui planent dans leurs existences depuis tellement d’années et aussi par la profonde humanité qu’ils incarnent avec une admirable dignité.

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