Mystères et errances

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« J’ai peu de souvenirs précis », avoue candidement Boniface Saint-Jean, le héros et narrateur d’Une mouche en novembre. « Ce n’est pas tant que j’oublie, mais le présent occupe toute la place. » La proposition fait sourire, surtout en cette province dont la devise nationale (« Je me souviens »…) est constamment contredite par l’amnésie collective et, croirait-on, délibérée d’une trop grande partie de la population.

Comme dans un rêve
Premier livre de Louis Gagné, que j’ai connu comme libraire il y a plusieurs années, Une mouche en novembre se déroule à Ludovica, bourgade imaginaire des plus singulières située en bordure d’un grand fleuve, baignant dans la grisaille automnale et une ambiance onirique. Samuel de Champlain, à ce qu’il paraît, avait songé donner ce nom à la ville de Québec : on peut imaginer que l’auteur natif de Thedford Mines l’a choisi pour conférer à son tableau de la Vieille Capitale les atours de la fiction, pour se libérer des diktats du roman réaliste. Soit. On déambule dans ces rues, dans ces quartiers ainsi qu’on l’a fait dans les pages des œuvres appartenant au grand courant du réalisme magique, tel que pratiqué par plusieurs générations de romanciers latino-américains.

Remercié de ses services comme ingénieur-conseil dans une firme éclaboussée par une commission d’enquête, Boniface Saint-Jean est pourtant moins attentif aux explications de son supérieur hiérarchique qu’à cette mouche qui bourdonne et se débat, prisonnière, dans un coin de fenêtre. Le ton est donné, le personnage principal placé. Grand amateur de littérature, passionné de l’œuvre à forte tendance parnassienne de l’écrivain normand Jean Lorrain (1855-1906), Boniface passait une partie de ses heures de travail à écrire des poèmes, ce qui nous laisse croire qu’il n’est pas trop peiné par son congédiement. Il a la tête, et le cœur, ailleurs. Chez lui, une bibliothèque bien garnie fait office de rempart contre la laideur du monde. Iconoclaste, ce Boniface, qui se félicite de dormir en pyjama (ce que plus personne ne fait) et se passionne pour les cravates.

Dans le cimetière anglican du Vieux Ludovica, à l’ombre du château, un fossoyeur creuse et des chiens reniflent les pierres tombales. Le jour de son licenciement, Boniface erre comme à son habitude entre les stèles jusqu’à ce que son attention soudain se porte sur l’une d’elles : Abigaël Valmos 1968-2002. Pour notre homme, c’est le signe d’un mystère qui va alors le hanter. Mais dans une ville où une femme a accouché dans une gare, où une fillette disparaît sans explication durant trois jours, où sans répit les chiens aboient, le mystère et l’inquiétante étrangeté sont des constantes.

Dans un style d’une élégance et d’une rigueur rares, Louis Gagné nous livre ici une histoire envoûtante, chargée de symboles, comme il raconterait un rêve insolite. Imaginez un croisement entre les romans de Jacques Poulin et ceux de Mario Vargas Llosa et vous aurez une idée, bien vague, d’Une mouche en novembre. Une réussite!

Comme dans un polar
À Rennes, un Franco-Marocain de 20 ans qui n’a d’arabe que le nom est retrouvé mort dans la chambre d’hôtel où il avait été mis en garde à vue. Ce décès pour le moins mystérieux n’empêche pas le romancier Alain Beaulieu de faire résonner post-mortem la voix de ce jeune fils de marin marocain et de boulangère malouine qui donne son nom à ce neuvième roman, L’interrogatoire de Salim Belfakir. On connaît l’artifice, auquel d’autres avant Beaulieu ont eu recours en littérature ou au cinéma (on songe notamment à Boulevard du crépuscule de Billy Wilder). Ici, le romancier en use intelligemment et à bon escient, d’abord en lui confiant une partie de la narration et en permettant aussi à Eliane Cohen, l’assistante de l’avocat de la mère de Salim, d’entendre ses mots « comme le souffle d’une confidence ». Le soir, en effet, Eliane entend la traduction d’une phrase en arabe qu’elle mettra un certain temps à décoder.

Roman fantastique? Pas tout à fait. À vrai dire, L’interrogatoire de Salim Belfakir s’apparente davantage, par sa facture et son propos, à une certaine école européenne du polar, sans pour autant se couler totalement dans le moule du genre policier. Il y a en tout cas un enquêteur, Julien Foch, qui était sur les lieux de la mort du personnage titulaire. Cinquantenaire sans souci pécuniaire, mis à la retraite forcée à la suite d’une faute professionnelle qui n’en était pourtant pas une, Foch quitte la France pour Cap-Santé, village portneuvien sur les rives du Saint-Laurent.

Dans son patelin où personne ne le connaît, Foch visite un étrange cabinet des curiosités au sous-sol de l’église où baignent dans des bocaux de formol des reliques de personnalités québécoises – scène assez savoureuse. Sans contact avec sa fille de 25 ans, il se liera avec Marise Frenette, réputée performeuse qui, dans une démarche de « réappropriation du corps de la femme par les principales concernées », « se fout à poil devant des tableaux » et « prend la pose jusqu’à ce que la police intervienne ».

Toujours affairée à élucider cette mort inexplicable, un an après les faits, Eliane Cohen sert de lien entre le défunt et le flic déchu en mal d’être lui. Et dans l’alternance des voix de ses trois protagonistes, Alain Beaulieu esquisse l’arbre généalogique de chacun d’eux, renouant avec les thèmes de la famille, de la filiation, qui se trouvaient au cœur de la trilogie romanesque (Fou-Bar, Le fils perdu, Le joueur de quilles) avec laquelle il avait amorcé sa carrière. Car l’énigme est toute entière liée à ces thèmes…

Méticuleusement construit et porté par une écriture maîtrisée, L’interrogatoire de Salim Belfakir pourrait sans doute décevoir l’amateur de polar en quête d’intrigues haletantes fertiles en coups de théâtre, péripéties, moments de tension et révélations surprises. Mais en tant que roman de mœurs interrogeant notre rapport collectif à l’« Autre », en tant qu’enquête sur les origines, ce nouvel opus d’Alain Beaulieu remplit ses promesses.

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