Mers intérieures

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On sait, depuis un certain temps, qu'on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. C'est néanmoins un pari risqué que de s'aventurer du côté obscur de l'âme humaine, tant pour les périls qu'on risque d'y affronter que pour la solitude à laquelle il faut s'attendre; car enfin, chacun vivant ses propres épreuves, trouvera-t-on des lecteurs pour s'intéresser à celles des autres? Il faudra que l'écriture soit capable de sublimer le tout dans son pouvoir transformant pour atteindre, peut-être, la poésie. C'est ce que réussissent, chacune à leur manière, Tania Langlais, July Giguère et Lyne Richard, qui explorent l'envers de l'âme et du monde au bout duquel attendent, peut-être, des «murmures de lumières», pour reprendre les mots de la troisième et dernière poète.

Quelque chose d’autiste dans la voix
Tania Langlais s’est fait remarquer dès son premier recueil, Douze bêtes aux chemises de l’homme, qui lui a valu, à l’âge de 21 ans, le prix Émile-Nelligan. En janvier paraissait son troisième livre, Kennedy sait de quoi je parle, lequel, nous dit l’éditeur, clôt un cycle poétique. En l’occurrence, la clôture est un deuil, celui du père, à l’origine d’une plongée intérieure: «Premier juillet vingt heures vingt / je m’occupe à faire disparaître une maison / de poupée le visage de mon père.» Le livre se présente comme un récit poétique extrêmement dense, un soliloque introspectif que seul le chat Kennedy serait susceptible de comprendre.

Dans ce processus, la narratrice affrontera «l’épreuve de l’eau», celle qui envahit les poumons du père et monte progressivement dans sa propre conscience, dans laquelle elle se trouvera «déversée […], heureuse et noyée presque déliée». Menace inquiétante ou espoir salvateur, «la mer est un état limite» qui oscille entre les deux pôles de cette irrésolution du deuil, entre la mort qui arrive et la vie qui continue, sans livrer de certitude sinon que «ce qui prend l’eau ressemble à une vérité».

La grande force de Tania Langlais est qu’en dépit de son sujet, elle ne sombre jamais dans le pathos; et même si la «jeune fille» du texte s’écrie sans équi­voque: «Ne priez pas si fort j’ai mal j’ai dit j’ai mal / à mes robes d’eau mes robes de toiles», on ne décèle aucune fausse note dans ce monologue
intérieur. Les images reviennent en boucle, se réfractent et se transforment, donnant la mesure d’un univers restreint à l’essentiel et restitué avec «quelque chose d’autiste dans la voix». Et en dépit de ses appréhensions, la poète réussit son acte de communication: le livre de Tania Langlais, impeccable dans ses aspects formels, est d’une qualité littéraire qui force l’admiration.

Vers la mer
Avec Rouge, presque noire, July Giguère signe un livre porté par une voix unique qui sonde les méandres de l’âme humaine dans un monde «tranché en deux / une moitié de ciel sable et eau et une autre sang d’écorce et de boue». Savoir laquelle de ces moitiés habiter est un pari impossible, et l’auteure offre plutôt son regard sur les êtres fragiles qui les peuplent, entre l’empathie et la cruauté.

Les courts récits poétiques du recueil s’attachent ainsi à deviner ces existences anonymes, qu’on essaie de comprendre dans leur solitude ou dans l’ambiguïté de leurs actes: une inconnue à qui on invente une biographie, un homme qu’on suit dans son parcours urbain, une fugue d’enfants, une aventure d’un soir plus littéraire que charnelle. Cette évanescence des faits et des personnages, qui ne portent souvent pour tout bagage identitaire que la désignation de «une femme» ou «un homme», laisse toute la place à une écriture atmosphérique, sensible aux catastrophes intérieures qui se trament en silence dans «ces villes rompues / inconsolables / de n’avoir pas été — elles aussi — retournées / et lavées / emportées».

Cette impureté transparaît dans les passages les plus sombres du livre, quand on ne sait plus qui sont ces personnes, acteurs anonymes et perdus de drames conjugaux, de cruauté sur des animaux ou de brutalité policière. Le monde semble alors en déliquescence et ne trouvera encore sa solution que dans les pouvoirs contradictoires de l’eau et du feu: «Nous allions vers la mer je crois / nous pensions au bruit à / sa fureur ses eaux / […] nous avions soif de brûler.» Ce premier livre, qui témoigne d’une écriture à la fois inventive et méticuleuse, annonce une œuvre prometteuse.

Au creux du rouge
C’est une forme d’adieu à la solitude que propose Lyne Richard dans Marcher pieds nus sur nos disparitions. «J’étais une femme seule», nous dit en effet la poète. On la retrouve, dans la première partie du recueil, au cœur d’un hiver «nelliganien»: «Je marchais dans les neiges mortes / les mains dépossédées / la nuit autour du cou.» Il s’y glisse cependant à la fois une nostalgie et un espoir de renaissance qui s’incarne progressivement dans des «murmures de lumières». C’est alors que le cycle des saisons laisse poindre un retour à la vie qui trouve son imagerie naturelle dans un monde en floraison, mais encore marqué de blessures: «Tout est beau à hurler.»

Un amour-passion «au creux du rouge» en sera une incarnation charnelle: ce long poème, aux images sans équivoques, dédié aux plaisirs de l’amour et aux saveurs de la chair, annonce un côté solaire qu’il est possible et nécessaire d’atteindre. Du reste, semble nous dire l’auteure, le bonheur est aussi un renoncement — «il suffirait de jeter aux ordures / ce qui nous brise et nous défait / de marcher pieds nus sur nos disparitions» — tout autant qu’un acte de résistance: «Il faut rester vivants / mon amour / à l’heure où le monde farde ses ruines.» Ce cheminement individuel trouve ainsi son aboutissement dans une conscience universelle, et l’amour est aussi un passage nécessaire pour s’ouvrir à l’autre. La misère du monde devient surmontable et l’auteure nous laisse sur une interrogation où tous les espoirs sont permis: «Un jour, serons-nous là / immobiles et nus / à attendre une autre naissance?»

Bibliographie :
Rouge, presque noire, July Giguère, L’Hexagone, 80 p. | 14,95$
Kennedy sait de quoi je parle, Tania Langlais, Les herbes rouges, 80 p. | 14,95$
Marcher pieds nus sur nos disparitions, Lyne Richard, Éditions David, 78 p. | 15,95$

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