Maudite mémoire

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Douce, douloureuse, floue ou pleine de trous, la mémoire est une fiction aussi enivrante que suspecte chez Amélie Panneton et Aimée Lévesque. 

819 764-6088. Ça, c’est le numéro de chez mes parents, quand j’avais 11 ans. Celui que je donnais à mes amis qui venaient jouer au Nintendo dans ma chambre. L’autre fois, pour fouille-moi la raison, c’est ce que j’inscris sous la case « numéro de téléphone » d’un de ces formulaires que l’on remplit dans une Caisse populaire quand on a l’âge d’avoir non seulement son propre numéro de téléphone, mais aussi de contracter un prêt. 

Pourquoi, à ce moment-là, banal après-midi de mardi sans épaisseur, j’écris sans y penser ce numéro de téléphone-là sur un formulaire, un numéro vieux de vingt ans, et non pas le mien? Pourquoi ma mémoire a-t-elle aménagé dans ma caboche une place de choix pour cette série de chiffres, alors que je ne conserve que des souvenirs très approximatifs de l’ivresse de mon premier baiser, de la fulgurance de ma première gorgée de bière, de l’exaltation de mon premier concert rock? Ces souvenirs correspondent-ils même à une quelconque forme de réalité, ou les aurais-je par la force des choses forgés à partir d’un nécessaire mélange de fiction et de vraie vie? Il faudrait sans doute interroger un psychanalyste.

Ou plus simple : je pourrais m’en remettre à un livre (ça tombe bien, cette chronique parle de littérature, pas d’imbroglio à la Caisse populaire). Je pourrais m’en remettre à un roman intitulé Petite laine, le premier d’Amélie Panneton qui, comme moi, mais avec une formidable intelligence, ne cesse d’être fascinée par la teneur inexorablement imaginaire de nos souvenirs. Existe-t-il plus prolifique machine à fictions que la mémoire? demande-t-elle, à la fois émue et indignée par toutes les inventions dont notre cerveau se fait complice, sans même que nous le sachions.

Le sujet est universel, mais les prémices, plutôt singulières : une documentariste, mandatée par un musée d’histoire urbaine de Québec, part à la recherche des pionnières locales du tricot-graffiti, forme d’art consistant (essentiellement) à draper le mobilier urbain d’ouvrages à base de fil (un lampadaire enroulé dans un gigantesque foulard de laine, mettons). Le mouvement plus ou moins contestataire ambitionnait de doucement détourner la ville de sa laideur, en usurpant au nom de la folie ce que l’urbanité a de plus froid.

C’est le personnage de Marie qui résume le mieux cet insolent parti pris pour une subversion de la grisaille par la beauté : « Je m’imaginais attendre l’autobus à côté d’un poteau enrubanné de laine, un matin de pluie fine […] tricot coloré, les couleurs lovées dans le matin gris, dans les visages gris des gens qui attendent la 801 en espérant avoir une place assise, qui se précipitent tous en même temps quand l’autobus se range le long du trottoir, ce rythme-là, les gens pressés autour de l’abribus et les voitures qui dans la rue ne respectent pas les limites de vitesse, cet impératif de rapidité alors que tout près, juste à côté, il y a sur le poteau un morceau de laine tricotée que j’aurais mis quatre heures et demie à terminer […] d’une absurdité délicieuse. »

Les points de suspension entre crochets, ici, ne sont pas de moi, mais bien de Léonie, la documentariste, qui retranscrit les verbatim de ses entretiens avec trois anciennes rebelles de l’aiguille et du coton : Marjolaine, Alexandra et Marie, des colocataires du temps de leur jeunesse, toutes devenues vieilles.

Pause poésie
Interrompons un instant cette chronique pour célébrer Tu me places les yeux, d’Aimée Lévesque, un livre qui, lui aussi, s’abreuve à la salvatrice mais limoneuse source de la mémoire. Une mémoire ici tressée de menus détails et d’objets triviaux. Entre le « cigne » (comme dans sink) de la cuisine de sa grand-mère et la chambre d’hôpital où la mémoire de la vieille dame se racornit, une gamine de cinq ans devenue grande se rappelle cette femme comme on n’en fait plus, à la parlure claironnante, débordante de mots sans doute aujourd’hui à tout jamais emportés par la hotte du poêle. Elle ne sait plus trop ce qui lui appartient en propre dans ce maelström d’émissions de télé, de jeux d’enfants et d’effluves de mets chinois qui ressurgissent à l’approche de la mort de son aïeule.

« Aujourd’hui je tartine épais/ton souvenir fudge aux oreilles/molles/je tiens de toi tes mots couleur/brassées sans pareilles/aucune recette/que la bouche grande », écrit Aimée Lévesque à sa grand-maman, comme pour nous rappeler qu’il ne suffit parfois que de se placer le regard dans le bon angle pour voir les fleurs qui poussent sur le terreau de nos souvenirs.

Revenons à Petite laine
La documentariste fera donc face à deux problèmes. Le premier : Marie emmêle les anecdotes et les faits, qui remontent confusément jusqu’à la surface de sa mémoire trouble. Le deuxième : Zita, la quatrième fondatrice du collectif, est introuvable. Menteuse compulsive, éternelle mystificatrice, maître éludeuse; elle est de ces femmes sur qui on écrit des livres. Voilà le type d’imprévisibles personnages derrière lesquels les documentaristes passent leur temps à courir, lance suavement Marjolaine. Les psychologues décriraient sans doute son comportement comme toxique; j’écrirai que la figure de Zita incarne spectaculairement le charme vénéneux de celles qui préféreront se consumer vivantes plutôt que de ne pas être parfaitement libres.

Rabrouée par sa patronne au musée, qui ne décèle que de l’insignifiant pathos dans les vies emberlificotées de ces vieilles femmes ordinaires, Léonie devra renoncer à son projet. Le roman entre nos mains tiendrait-il donc du doigt d’honneur adressé à des institutions qui ne savent raconter l’Histoire qu’à partir de la surface des choses, en dédaignant de creuser là où se terrent les vraies bonnes histoires : dans l’anecdotique, dans l’intime, dans le quotidien? J’aime du moins le croire.

La métaphore est trop lumineuse et évidente pour ne pas la cueillir : la mémoire chez Amélie Panneton est une petite laine tricotée de vérités et d’inventions, et de beaucoup de trous, dans laquelle il fait bon se réchauffer. Conclusion : méfiez-vous de vos souvenirs; ils sont peut-être véridiques.

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