Les poètes Dominic Marcil et Hector Ruiz arrachent au temps suspendu d’un bar brun de Granby un livre intitulé Taverne nationale.

Une flûte de Molson Ex avec un peu de Clamato. Denis, à la Taverne Alexandre de Sherbrooke, connaissait ma commande, qu’il se contentait de confirmer à l’aide d’un simple « Même chose? » lorsque je prenais place à ma table habituelle (au fond, entre les toilettes et la machine à pop-corn). Savoir qu’il existe quelque part dans la ville où nous habitons un endroit où quelqu’un connaît exactement ce qui apaisera momentanément tous nos maux est un bonheur qui tient moins à l’ivresse que procure la bière qu’au trop rare sentiment d’exister aux yeux de quelqu’un d’autre.

Il y a un peu plus d’un an que j’ai quitté Sherbrooke pour Montréal et chaque fois que l’on me demande si je m’ennuie de mon ancienne ville, je balbutie une réponse dans laquelle j’énumère quelques amis chers, ce qui n’est pas exactement un mensonge, mais bon. Si je répondais en toute honnêteté, c’est de la Taverne Alexandre que j’avouerais m’ennuyer le plus. Je m’ennuie de ses serveurs avenants et du smoked-meat qu’on y sert, mais surtout de ces vendredis après-midi que j’allais y passer, seul ou avec mon amie Sonia, après-midi au cœur desquels surgissait parfois en moi, comme une éclaircie, une forme de sérénité qui ne me rend visite que très peu souvent.

Dans le temps suspendu des responsabilités laissées à la maison : l’impression que tout est à sa place et que tout va bien aller. À la Taverne Alexandre, il m’arrivait d’entrer en moi comme cela ne m’est pas vraiment arrivé ailleurs. J’étais Sherbrookois parce que j’étais sentimentalement, presque romantiquement, lié à la Taverne Alexandre, et je sais que je ne serai pas complètement Montréalais tant et aussi longtemps que je n’aurai pas trouvé pareil endroit où vivre mon satori houblonné.

Vous devinez bien qu’un livre comme Taverne nationale avait tout pour m’émouvoir. Résultat d’une très singulière résidence d’écriture que se sont offerts les poètes Dominic Marcil et Hector Ruiz dans le bar du même nom de la rue Principale de Granby, le livre conjugue la tendresse de la poésie de comptoir façon Patrice Desbiens, la perspicacité d’une anthropologie dont la bienveillance serait la valeur cardinale, et la fausse légèreté des blagues que l’on pousse afin de ne pas carrément avouer sa détresse : « je ne perds jamais mes clés/parfois la carte ».

Il y a dans ce livre des poèmes, des récits de gars chauds, des souvenirs, des perles de sagesse éthylique, des chroniques à caractère historique et un extrait particulièrement savoureux d’un texte écrit au sujet du centre-ville de Granby par Gabrielle Roy (!), dans le Bulletin des agriculteurs (!), en 1945. Mais il y a surtout dans ce livre une révérence envers ce qu’on pourrait appeler l’esprit d’un lieu, un concept auquel quelques verres aident toujours à croire.

Fondée dans les années 40, la Taverne nationale a longtemps été un de ces détours obligés sur le chemin séparant les travailleurs d’usine de leur foyer. C’est aujourd’hui — j’y ai déjà mis les pieds — un bar plutôt crado, mais peu importe. La taverne demeure en 2019, à travers les yeux de Dominic Marcil et Hector Ruiz, ce lieu où il fait bon se réfugier des tourments du monde, mais aussi où tout peut survenir à tout moment. Un peu comme s’il y avait en suspens dans l’air, à travers la poussière, la possibilité que quelque chose, enfin, se produise, et change le cours de la journée, de la soirée, de nos vies.

Bien que leurs textes aient inévitablement un aspect mythifiant, les poètes ont heureusement l’honnêteté intellectuelle de (se) rappeler que la taverne a longtemps été cet endroit dont les femmes étaient exclues et où des hommes abîmés abreuvaient leurs démons, avant de les ramener à la maison et de les laisser prendre le contrôle d’eux-mêmes. Le bar qu’ils décrivent aujourd’hui est encore d’ailleurs le creuset d’une détresse dont la lumière vive des machines de vidéopoker ne fait que flouter les contours.

Pour qui préfère la contempler d’un œil plus favorable, la taverne (ou le bar de quartier) peut aussi être célébrée comme le lieu de l’abolition de bien des différences, où deux gars dotés de carnets de notes et de mines d’intello devront bien sûr répondre à quelques questions sur la nature de ce qu’ils peuvent bien faire, mais où, après avoir fourni des réponses minimalement satisfaisantes, ils seront laissés en paix.

La taverne est ce lieu où nos fortunes et nos infortunes deviennent fortunes et infortunes partagées. « Personne n’écoute le match/personne n’a vu/le but entendu/le chant de la sirène/en haute définition.//Personne ne s’inquiète/des travaux routiers/du prix du gaz/de la Corée du Nord/des soins de longue durée/de la sexualité des jeunes.//La grosse Coors est en spécial/Bruno a la job/Dan a enfin fourré/Loulou n’aura pas besoin/d’opération/ma prof de yoga passe devant le bar/heureusement les vitres sont teintées.//Quand Johanne ouvre le pot/d’œufs dans le vinaigre/oublié en dessous du comptoir/tout le monde/se jette à l’eau. »

C’est vendredi soir et je suis à la Brasserie Beaubien, à la frontière de Rosemont et de la Petite Italie. Ma blonde tente de commander une bière blanche et la barmaid lui répond qu’elle a de la Smirnoff Ice.

Je viens parfois ici en fin d’après-midi mettre trop d’argent dans le juke-box avec mon vieux chum Duquette, en sirotant une grosse 50. Le week-end, la Brasserie Beaubien se transforme en point de ralliement pour l’underground musical. Et le spectacle qui s’y déroule tient autant à ce qui se passe sur scène, où se succèdent les groupes merveilleusement tout croches, qu’à cette cohabitation entre de jeunes mélomanes souvent issus des communautés LGBTQ+ et les vétéranes employées de cet établissement figé dans le passé. Ses serveuses splendidement usées sourcilleraient sans doute en entendant le terme « féminisme intersectionnel ». Elles savent pourtant mieux que quiconque ce que cela signifie, que de prendre soin des autres.

La taverne était jadis ce lieu où les hommes, pour le meilleur et pour le pire, abandonnaient leurs masques. Il est désormais — à la Brasserie Beaubien du moins — ce lieu où nos altérités se frôlent.

Même chose?

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