Vos voix ne nous atteindront plus de Julien Guy-Béland et Le sucre des Ativans de Laurence A. Olivier ne vous réconforteront probablement pas. Et c’est très bien ainsi.

Pourquoi j’aime autant lire des romans? Sans doute parce que la fiction littéraire offre une forme de cohérence à ce monde qui, si je me fie à la dernière fois que j’ai feuilleté un journal, n’en a pas à revendre. Je pense à certains des romans que j’aime comme à des sérums de sens, me soulageant momentanément du poids de l’absurdité de cette merveilleuse aventure — la vie — dans laquelle nous avons tous été conscrits sans qu’on nous demande notre avis. Les romans que j’aime ressemblent donc parfois à des mensonges blancs, capables de me convaincre pendant quelques heures que sous le spectaculaire désordre de tout se terre une apaisante logique.

Tout est bien sûr question de dosage. Et si j’accepte volontiers d’adhérer, à l’occasion, au regard sur les choses d’un écrivain qui tente de nourrir ma foi en l’humanité, quitte à tordre le cou à la réalité, je regrette qu’il existe aussi sur les tablettes des librairies des dizaines et des dizaines de romans qui se plaisent éhontément à nous « raconter des histoires », sans se soucier des faussetés qu’ils colportent au sujet des dénouements heureux qui finissent toujours par récompenser ceux et celles qui font les bons choix.

Au cœur de ce monde qui s’accroche à l’espoir d’une justice immanente, lire un roman comme Vos voix ne nous atteindront plus a presque quelque chose d’hygiénique, ou de détoxifiant (pour reprendre un mot à la mode). Le premier livre de Julien Guy-Béland désencrassera votre imaginaire de toutes les particules de confiance artificielle en la vie que des années d’exposition à des récits hypocritement optimistes y ont déposées. Une cure de cynisme punk, ça fait du bien.

C’est l’histoire de Jeandeleine, une « loque damnée », dont le quotidien consiste pour l’essentiel à se torcher la gueule dans un bar brun, puis à rentrer aux petites heures chez elle, avant de restituer violemment dans la toilette et de s’écrouler sur son lit. Seul projet au réveil, forcément tardif : végéter en regardant des dessins animés. Son chum à temps partiel, désigné par l’adorable sobriquet « Quelqu’un », vit encore à Saint-Bruno-de-Montarville, dans un quartier de maisons toutes pareilles qu’elle aura préféré fuir. Surtout ne pas risquer de se fondre dans le décor.

Jeandeleine mène une existence aussi vague que ces terrains dans lesquels elle fait des feux avec ses amis, les soirs d’été. Elle raconte à l’aide d’un « nous » royal ses nuits de dérives dans le quartier Hochelaga, refuge (en lente voie de javellisation) de tous ceux que le reste de la ville a maudits, écumoire sociale recueillant ceux et celles qui sont aspirés par le fond. Elle partage le même nom qu’une célèbre hackeuse (« la Voleuse-De-Notre-Nom »), hameçonneuse de cyberpédophiles dont la figure alimente désormais toutes sortes de théories du complot qui font florès dans les racoins les moins salubres du Web. Un homme affublé d’un costume de cheval la pourchasse jusqu’en Californie, où elle se réfugie après avoir été témoin de trop d’événements étranges.

Crucifixions, élucubrations conspirationnistes, médias de masse qui alimentent la paranoïa; Vos voix ne nous atteindront plus décrit le point de rupture où la peinture craque et où les propriétés lénifiantes du mode de vie à l’américaine cessent de produire leurs effets. Vos voix ne nous atteindront plus, c’est la peur et la cruauté qui gangrènent tout.

Mais au-delà des scènes proprement horrifiantes que décrit à quelques occasions Julien Guy-Béland, il y a dans ce roman glauque et pessimiste l’angoisse de tout ce qui tourne mal quand une société cesse d’en être minimalement une, quand tout se disloque et que la parole de ceux qui refusent de jouer au petit jeu de l’obéissance est systématiquement étouffée. Il n’y a rien de rassurant dans ce roman et c’est très bien ainsi.

Arracher les gales
Privilège du travail de journaliste littéraire : recevoir gratuitement beaucoup, beaucoup de livres. Inconvénient du travail de journaliste littéraire : constamment risquer de périr, enseveli sous des piles de livres, qui semblent souvent répondre à une espèce de vie autonome. Comment expliquer autrement que certains d’entre eux remontent parfois à la surface, grâce à des courants dont la nature nous échappe?

C’est le cas de ce premier recueil de poésie de Laurence A. Olivier, Le sucre des Ativans. J’écris « grâce à des courants dont la nature nous échappe », mais dans ce cas, je sais très précisément pourquoi ce livre réapparaît toujours sur ma table de chevet depuis quelques mois : parce qu’il y a dans ses pages vertigineuses une forme d’intransigeante transparence, qui se fout pas mal que vous la trouviez belle ou laide. Laurence A. Olivier écrit des poèmes sur le radeau qui la ramène à la rive, griffonne des prières de survivance autour des taches et des trous que la tempête a laissés dans ses carnets. Sa poésie en est une de l’urgence et des (splendides) moyens du bord.

Quelque part entre le murmure et la stridence du cri, il est question dans ce recueil de dope, de tendresse quémandée et de la violence que l’on s’inflige soi-même afin de se soustraire à la banalité : « deux heures du matin/toujours éveillés pour hurler se battre se mordre/et compromettre ironiquement sa vie afin de vivre plus fort ». Comment apprendre à ne pas chaque jour se tuer un petit peu, sans être avalé par la maudite machine du conformisme beige? « [E]n marchant à travers le grand parc/j’ai su que je marchais tout droit vers l’abattoir/et toi aussi/et on a continué », se souvient-elle.

Ça saigne, ça fait mal, mais c’était nécessaire. Le sucre des Ativans est une étincelante séance d’arrachage de gales (pour reprendre les mots du dernier poème), qui parle de dépendance avec plus de justesse que toutes les campagnes de sensibilisation que vous pouvez imaginer, parce que Laurence A. Olivier refuse de nous dire, et de se dire, que tout va forcément bien aller, juste parce qu’elle a choisi de ne pas mourir. Il n’y a pas de réponse facile à la grande question de vivre et tous les livres qui laissent entendre le contraire sont des scandales.

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