Les filles mortes se ramassent à la pelle

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Au-delà de la tentation du calembour, l’idée qu’on associe la saison estivale aux polars m’a toujours amusé. Cela dit, peut-être la chaleur torride qui (parfois) règne durant ces quelques semaines de juillet et août nous inspire-t-elle un irrépressible désir de frissons? Toujours est-il que je me suis plongé ces jours derniers dans les romans de Katia Gagnon et d’Andrée A. Michaud parus au printemps qui, sans se classer tout à fait au rayon policier, n’en proposent pas moins des intrigues et des univers plus noirs qu’on pourrait l’imaginer.

La fabrication d’un monstre
Peut-être par déformation professionnelle de journaliste, Katia Gagnon semble avoir une prédilection pour les sujets dans l’air du temps. C’est une constatation et non un reproche, qu’on se rassure. En 2011, elle faisait paraître La réparation, son premier roman, qui abordait la thématique de l’intimidation en milieu scolaire – auquel faisait tristement écho le suicide par pendaison de l’adolescente Marjorie Raymond. Le printemps dernier, alors que l’assassin de la petite Joleil Campeau faisait la manchette, Gagnon lançait Histoires d’ogres, un deuxième opus mettant en scène un agresseur pédophile et meurtrier.

Ainsi qu’elle le confiait à sa collègue de La Presse Marie-Christine Blais, l’écrivaine s’est inspirée de l’agresseur Mario Bastien, qui avait tué le jeune Alexandre Livernoche en 2000, dont elle avait eu vent de l’histoire par Lucie Vallerand, qui connaissait Bastien depuis sa jeunesse et qui s’est autoproclamée son « ange gardien » depuis l’incarcération de celui-ci. Nourrie par le récit de Mme Vallerand et par d’autres témoignages recueillis dans le cadre de son travail journalistique, Katia Gagnon a opté pour la forme romanesque plutôt que pour celle de l’essai. Et c’est tant mieux. Parce que, du coup, elle a pu élargir la perspective d’Histoires d’ogres pour en faire une véritable fresque sociale.

Devenu Stéphane Bellevue pour les besoins de la fiction, l’ogre principal bénéficie d’une libération conditionnelle, mais, hélas, pas du suivi dont il devrait faire l’objet. Certes, la bienveillante Jeannine Côté (l’alias de Lucie Vallerand, en quelque sorte) veille sur lui, cependant on comprend bien que cela n’est pas suffisant. Et c’est bien l’une des failles de notre système de protection de l’enfance que constatera la journaliste Marie Dumais (manière d’alter ego de Katia Gagnon), qu’on avait connue dans les pages de La réparation. Au fil de ses recherches sur Bellevue, Dumais esquisse le portrait de cet ogre depuis son enfance, tente de saisir les étapes de la fabrication de ce monstre, sans l’excuser évidemment mais sans jeter de pierre vindicative non plus.

En parallèle à l’histoire de Bellevue, Katia Gagnon fait vivre en ces pages écrites avec sobriété une belle galerie d’écorchés vifs, dont Jade, une prostituée à qui l’on a enlevé la garde de sa fille et qui se gave de crack dans le vain espoir d’anesthésier la douleur suscitée par la perte de son enfant, et Jean-Pierre Nadeau, le fondateur d’un organisme de soutien pour les familles de victimes de meurtres et d’enlèvement, qui tente de faire changer la loi sur les libérations conditionnelles.

Diablement bien documenté, Histoires d’ogres n’est pas pour autant un roman à thèse ni une docufiction. En évitant les écueils du mélodrame, en campant des personnages crédibles et profondément humains, en refusant la posture moralisatrice à la Denise Bombardier, Katia Gagnon a tenu le pari de faire de ces sordides histoires un roman social résolument noir, mais pas dénué de lumière. Une œuvre littéraire aussi troublante que passionnante.

En eaux troubles
Quiconque fréquente les romans d’Andrée A. Michaud connaît déjà le talent de l’auteure d’Alias Charlie pour la création d’atmosphères mystérieuses et un tantinet menaçantes. Le troisième volet de la trilogie américaine de Michaud (après Mirror Lake et Lazy Bird) a pour décor Boundary Pond, un lac frontalier rebaptisé « Bondrée » par le trappeur canuck Pierre Landry, mort et enterré depuis belle lurette. Tous les étés, le lieu paisible est envahi par les vacanciers anglophones et francophones qui y cherchent un petit coin de paradis loin des villes. Dans la moiteur de cet été-là, en 1967, la quiétude et l’insouciance de tout un chacun seront perturbées par la mort de Zaza Mulligan, jeune adolescente qu’on a retrouvée dans les bois, la jambe prise dans un vieux piège à ours rouillé. S’agit-il d’un accident ou bien d’un meurtre? C’est ce que les policiers chargés de l’enquête tenteront de déterminer, au fil de leurs rencontres avec les estivants issus de part et d’autre de la frontière. Inutile de dire que la disparition d’une deuxième jeune fille, tout aussi délurée que Zaza, fera pencher les esprits du côté de l’hypothèse criminelle…

Porté par cette écriture somptueuse, ciselée et d’une élégance hors du commun, à laquelle nous a habitués l’auteure, le roman flirte avec le polar tout en se jouant de ses codes. Ce faisant, Michaud renoue avec certaines thématiques, récurrentes dans son œuvre depuis Le ravissement, qui lui avait d’ailleurs valu le prix littéraire du Gouverneur général en 2001 : la violence faite aux enfants, les disparitions inexpliquées, le rapport trouble avec une nature en apparence bienveillante qui cache cependant bien des dangers. Mais il y a aussi des réminiscences des Fous de Bassan d’Anne Hébert dans ce récit qui se dévoile graduellement, en mêlant à l’occasion l’anglais au français et en alternant avec brio entre la voix d’un narrateur externe qui observe les faits et gestes des membres de la communauté et celle de la jeune Andrée, 12 ans, qui porte un regard à la fois critique et inquisiteur sur les adultes qui l’entourent.

Tableau d’une époque reconstituée avec un souci du détail qui force l’admiration, méditation sur les terreurs et les bonheurs de l’enfance confrontés aux mélancolies de l’âge adulte, en somme, roman initiatique aux accents poétiques drapés dans de sombres atours de thriller psychologique. À lire, absolument.

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