Les amitiés improbables

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Yoan Lavoie raconte dans Infirmes l’amitié improbable entre un irrécupérable bum et un handicapé, le plus mal engueulé de l’histoire de la littérature.

J’ai commencé cette chronique en écrivant ceci. Je me trouvais – je l’avoue – plutôt intelligent.

Les amitiés improbables donnent des romans passionnants, sans doute parce qu’ils laissent entrevoir grâce à la fiction un monde idéal, où nous aurions tous suffisamment d’humanité en commun pour devenir amis, malgré les abysses culturels, économiques et sociaux qui nous séparent.

Mais plus j’y cogite, plus je ne peux m’empêcher de penser que ce n’est peut-être pas tout à fait ça. Peut-être que c’est juste, simplement, parce qu’on s’y reconnaît, comme dans un miroir à peine grossissant, que les fictions qui racontent des amitiés improbables nous touchent autant.

Je fais présentement l’inventaire de mes meilleurs chums avec le même point d’interrogation qui clignote au-dessus de ma tête. Par quel étrange adon ces gens-là ont-ils bien pu aboutir dans mon quotidien? Alex : on était tout le temps assis au comptoir de ce bar, où nous passions tous les deux beaucoup trop de temps. Nolan : un serveur du même bar que dans la phrase précédente m’a dit : « Le dude là-bas vient de Toronto, il est cool, tu devrais lui parler », and the rest is history. Trudeau : on assistait à un show, tous les deux seuls de notre bord, à un moment donné, et on a fini par se jaser. Échafauder une amitié avec quelqu’un, pour ces raisons-là, c’est pour le moins farfelu.

Ce que j’essaie de dire, vous devez l’avoir compris, c’est que toute amitié a, par définition, quelque chose d’improbable. Mais bon, pas aussi improbable que la relation entre Yoan, un fumeux de pot désespéré de soigner le TDAH qui le paralyse depuis toujours, et Martin, un handicapé moteur qui s’assomme les oreilles de classic rock et épilogue sans cesse au sujet de ses gaz, à l’aide de phrases ponctuées d’un luxe de jurons digne d’un diplômé de l’école Rambo Gauthier du blasphème. Yoan devient par mégarde le preneur de notes de Martin en arrivant trop tôt un matin dans un cours sur la préhistoire, à l’université. Il est, dès lors, « pris avec un infirme ». C’est aussi le titre du roman de Yoan Lavoie dont je parle ici : Infirmes.

« Ça pourrait même nous faire un premier sujet de livre », écrit l’auteur dans une mise en abyme grosse comme le doigt de E.T. que pointe constamment Martin sur tout ce qui l’entoure. « Un soûlon-TDAH et un handicapé-Nouvel-Âge-flatulent tentent de conquérir la galaxie en écrivant de la science-fiction par un jeudi après-midi sur un ordinateur de marde. »

Cette rencontre, presque digne d’une science-fiction, entre deux sortes d’énergumènes, aurait pu donner une autre de ces assommantes histoires-inspirantes-sur-la-résilience, si Yoan Lavoie n’avait pas la réelle empathie de nous présenter un handicapé absolument grotesque et presque complètement détestable. J’écris « presque complètement détestable », parce que les explosives tirades scatologiques de Martin le rendront au moins un peu sympathique aux yeux de qui est encore en contact avec son garçon de 5 ans intérieur.

J’ai un (autre) ami, le journaliste Kéven Breton, qui dénonce régulièrement sur les réseaux sociaux et dans ses différentes tribunes le portrait nécessairement angélique et forcément tronqué que les médias dressent des personnes en situation de handicap. Nous vivrons dans une société réellement égalitaire lorsque les gars et les filles en fauteuil roulant pourront emprunter les transports en commun, bien sûr, mais aussi lorsqu’il sera autorisé de dire en public d’une personne en situation de handicap qu’elle est conne comme la lune (pour peu qu’elle soit en effet conne comme la lune), et non seulement la dépositaire d’un « inspirant courage ».

Infirmes a quelque chose de subversif non pas parce qu’il raconte l’amitié entre un « gars qui marche sur ses deux jambes » et un autre dont on doit pousser le fauteuil roulant. Il y a quelque chose de subversif dans Infirmes parce que Yoan Lavoie rappelle qu’il y a plein d’autres raisons qu’un simple handicap pour lesquelles deux gars pourraient ne pas être amis. Qu’ils le deviennent malgré tout tient dans ce cas presque du miracle, ou de la littérature.

Quelques mots sur Le livre blond
S’il y a un autre sujet qui ploie trop souvent sous le poids de la sensiblerie et des clichés gagas, c’est bien celui de la parentalité. François Turcot nomme pourtant avec une tendresse trop rare en poésie son émerveillement de jeune père dans Le livre blond, une série de fragments « propulsés par le désir de métaboliser l’intensité d’un regard neuf qui vacille et qui cherche ses points d’appui ».

Il y a certes de l’intensité dans ce catalogue ému des nombreuses rencontres entre sa gamine blonde et le monde, mais aussi quelque chose comme le réenchantement d’un homme à qui sa fille permet de goûter à nouveau ce temps de l’existence où « tout est inusité, sauvage et giboyeux – les herbes juteuses, nos traînées de vie grasse charriées de plein-vent ».

Voici un livre dont je n’ai pas parlé à sa sortie, parce qu’il fallait avant de complètement le comprendre que j’aille au parc hier, et que je revois comme pour la première fois, à travers les yeux de ma nièce, le vol d’une mouette. Sofia, je l’avoue, j’étais presque jaloux de toi et de ton émoi.

Les enfants ont en commun avec l’été ce pouvoir de laver momentanément de notre vue les souvenirs tristes et l’amertume que le temps y abandonne. C’est évidemment toute la grâce que je vous souhaite pour les doux mois qui viennent.

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