Le soi et l’autre, l’autre en soi

2
Publicité
Moonshine de François Landry, Chrysalide d'Aude et Pas sérieux du regretté Raymond Plante: trois romans, deux retours fort bienvenus et une manière de testament. C'est la cuvée romanesque québécoise à laquelle je me suis intéressé cette fois, une cuvée où il est notamment question du passage (difficile, parfois) à l'âge adulte et de la négociation (non moins pénible, souvent) entre autrui et soi-même.

Valser avec le diable à la lueur pâle de la lune
C’est un alcool artisanal à base de pommes de terre et de sucre, préparé clandestinement selon une vieille recette jamaïcaine, un véritable tord-boyaux, qui donne son nom au plus récent roman de François Landry, Moonshine. Ce thriller met en scène un jeune paumé prénommé David, qui habite seul dans une ferme isolée du Montana avec Saras Tenet, l’inquiétante veuve de son père. À cette belle-mère ivrogne et souillon, brutale et dotée d’une redoutable force physique, David voue une haine aussi concentrée que cette «bagosse» qu’elle l’oblige parfois à boire, dans le but d’abuser de lui. Pour tout dire, il la déteste à mort. Et le thriller retrace l’élaboration de son scénario de crime parfait, avant de plonger de plain-pied dans le mystère de cette femme plus étrange que David ne l’aurait soupçonné. Parce qu’en plus d’avoir été un bootlegger alcoolique et lubrique, Saras Tenet était aussi un peu guérisseuse, un peu mystique: sorcière, quoi! Et alors qu’il s’affaire à faire disparaître toute trace incriminante de son meurtre, le héros découvre avec une stupéfaction sans cesse grandissante les secrets de celle qui fut son bourreau, puis sa victime. De même que les secrets de sa propre destinée.

Je connaissais et appréciais l’élégance de l’écriture de François Landry pour avoir lu deux de ses précédents romans, La Tour de Priape et surtout le suspense onirico-érotique Le Nombril des aveugles. J’ai retrouvé avec plaisir les mêmes qualités dans ce roman noir aux accents fantastiques, dont les personnages insolites et l’ambiance ensorcelante rappellent étrangement à la fois J.D. Salinger (L’Attrape-cœurs) et Anne Hébert (Le Torrent, Les Enfants du sabbat) sans pourtant leur devoir grand-chose. Et on se laisse volontiers envoûter par la lecture de ce Moonshine, comme on se laisserait sombrer dans l’ivresse aussi confortable qu’angoissante que procure l’absinthe, comme on consentirait à valser avec le diable à la lueur pâle de la lune.

S’extirper du cocon
Depuis les Contes pour hydrocéphales adultes (signés Claudette Charbonneau-Tissot) jusqu’à Quelqu’un, en passant par les inoubliables nouvelles de Banc de brume, l’écrivaine Aude semble avoir
toujours été préoccupée par les figures du double secret, de la métamorphose. Et même si elle donne l’impression d’avoir mis de côté depuis belle lurette le climat d’inquiétante étrangeté et ce caractère allégorique qui parfois plaçait son travail dans la lignée de celui de Franz Kafka, elle n’a pas pour autant renoncé à ses thématiques de prédilection, ainsi qu’en témoigne son nouveau roman au titre emblématique.

Le jour de son quatorzième anniversaire, Catherine fait une tentative de suicide. Pourtant, issue d’un milieu aisé, entourée de parents unis et de nombreux amis, n’avait-elle pas tout pour être heureuse? En apparence, peut-être, mais justement, l’héroïne de Chrysalide en a soupé de ce monde où les apparences priment sur le reste. Ce n’est pas qu’elle veuille mourir, pas vraiment; elle espère plutôt «se redonner vie», échapper aux moules sociétaux. Elle survivra d’ailleurs et nous la retrouverons, huit ans plus tard, devenue jeune adulte, transformée en quelque sorte, mais toujours en proie aux mêmes angoisses, aux mêmes interrogations, au même «dégoût du bonheur» (pour emprunter cette ironique formule à Mélikah Abdelmoumen). Que cherche-t-elle, au fil de sa traversée des épreuves et des déceptions? L’amour? Le bonheur? Ou simplement sa propre vérité intérieure?

Présentée sous la forme d’un journal intime, la quête tumultueuse de Catherine constitue l’essentiel de Chrysalide. Mais même quand elle prête sa voix à cette narratrice en crise, Aude demeure Aude: elle éblouit par la pureté de son écriture, qui toujours refuse l’effet tape-à-l’œil. Comme de coutume, le récit est dense, ramassé, sans complaisance, malgré un sujet qui aurait invité à la sensiblerie une plume moins douée. On suit Catherine au fil de ses petites tragédies intimes jusqu’au dénouement, qui s’abat comme un couperet? une véritable chute, donc! Le papillon n’a-t-il pas la propension à se brûler les ailes à la flamme de la chandelle?
En un mot, brillant.

Avoir 17 ans
Difficile de croire et un peu triste de se rappeler qu’il y a un an, le romancier, scénariste et éditeur Raymond Plante s’est éteint. Dans mon éloge prononcé à la cérémonie laïque tenue en son honneur à la Grande Bibliothèque en février 2006, j’affirmais que les hommes de valeur laissaient des souvenirs impérissables à ceux qui les avaient aimés, et que les écrivains de valeur laissaient par surcroît à la postérité leurs livres, auxquels les générations futures pourront revenir. C’est le cas de Plante, qui nous a légué une oeuvre abondante, protéiforme et cohérente, fantaisiste, poétique et rigoureuse sur le plan de l’écriture, à laquelle son roman posthume Pas sérieux servira d’épilogue.

«On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans,» écrivait Arthur Rimbaud, cet illuminé chantre du mal de vivre, dans un poème mis en musique par Léo Ferré, et auquel Plante emprunte le titre et la thématique de son 57e livre. On y rencontre Georges P., un adolescent maladroit et timide, lecteur boulimique épris de poésie et de magie. Lointain cousin du Holden Caulfield de Salinger (lui aussi!), Georges se cherche et rêve d’écrire, comme bien des jeunes paumés de son âge. Il s’y essaiera sans doute, et bientôt. Il rêve aussi de la belle Liliane T., qu’il désire avec toute l’ardeur de ses 17 ans, et cette quête pourrait s’avérer en soi assez accaparante. Mais le jeune homme confus, qui ne voudrait surtout pas attirer l’attention, voit son corps envahi par les textes qu’il lit.

Parue à l’automne dans la merveilleuse collection «Style libre» fondée par Raymond Plante et superbement mise en images par Isabelle Arsenault, cette chronique du passage à l’âge adulte se double d’un hommage senti à la littérature et au pouvoir des mots. On n’en attendait pas moins de cet amoureux des lettres et de l’imaginaire qu’était Raymond Plante, auquel je tenais à tirer un dernier coup de chapeau.

Bibliographie :
Moonshine, François Landry, La courte échelle, 312 p., 24,95$
Chrysalide, Aude, XYZ, coll. Romanichels, 160 p., 22$
Pas sérieux, Raymond Plante, Les 400 coups, 96 p., 18,95$

Publicité