Le mystère des origines

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«D'où c'est qu'on vient, where do we go?», chante mon ami Anthony Rozankovic dans sa «Complainte de l'homme-poisson». On pourrait hasarder qu'au cœur de tout projet littéraire, cette interrogation résonne avec des accents parfois tragiques, parfois légers. Des plaines d'Abraham au plateau Mont-Royal en passant par les zones crépusculaires de la poésie, Andrée Laberge, Francine Noël, Hélène Dorion et Catherine Lalonde proposent tour à tour des esquisses de réponses.

Des plaines d’Abraham…
Depuis Les oiseaux de glace (2000), Andrée Laberge privilégie la forme du roman choral, qui alterne entre les regards et les voix narratives de plusieurs protagonistes. Jamais cependant ce choix esthétique ne débouche sur la confusion — Laberge sait jongler avec ces discours divergents ou convergents avec maestria. C’était le cas dans son précédent opus, La rivière du Loup (Prix littéraire du Gouverneur général 2007). Ça l’est encore dans Le fin fond de l’histoire, un roman qui — à l’instar de Peut-être que je connais l’exil (Québec Amérique) d’Annick Charlebois, que j’ai récemment recensé en ces pages — offre une manière d’écho littéraire aux débats sur les accommodements raisonnables qui ont tant sollicité notre attention.

Nourri des lectures de la romancière sur les 400 ans de la ville de Québec, Le fin fond de l’histoire propose de suivre les trajectoires d’une jeune fille aux traits amérindiens pourtant née d’un père d’ascendance écossaise et d’une mère venue de France; d’un orphelin qui comble le gouffre en lui en se dévouant pour les autres comme infirmier dans l’espoir de retrouver la mère qu’il n’a pas connue; d’une vieille excentrique engrossée par un sémina­riste du temps de sa jeunesse, revenue dans sa ville pour rédiger le récit de sa vie; et enfin d’un itinérant. Ici, les petites histoires rencontrent la grande Histoire et invitent à méditer sur l’héritage du catholicisme chez les Canadiens français, les relations avec les communautés autochtones, le souvenir de bidonvilles érigés autrefois sur les plaines d’Abraham et les répercussions du Sommet des Amériques de 2001. Comme toujours chez Laberge, c’est finement tissé, dense, intelligent et sensible, avec en prime un humour subtil et un brin déjanté.

… au plateau Mont-Royal…
On la croyait terminée, cette saga. Mais voilà qu’avec un nouveau (et peut-être dernier) tome, Francine Noël remet ça encore une fois si vous permettez, dirait-on en paraphrasant Tremblay. Avec J’ai l’angoisse légère, l’auteure de Maryse, Myriam première (tous deux publiés chez VLB Éditeur) et de La conjuration des bâtards (Leméac) revisite cette tribu d’intellos québécois qu’elle affectionne et qu’elle a surtout su faire aimer à de nombreux lecteurs et lectrices depuis 1983. Trois ans après La femme de ma vie (Leméac), un récit autobiographique sur sa mère, Francine Noël revient à François Ladouceur, écrivain tourmenté et prof d’université à la retraite. Autour de lui gravitent quelques nouveaux personnages, dont l’attachante Garance, son étudiante, une célibataire de 35 ans au destin emblématique. À ce thème de la nouvelle solitude urbaine qu’incarne de manière poignante Garance, s’ajoutent d’autres préoccupations tout à fait dans l’air du temps: la conscience de l’échec, l’absence du père, le poids du regard des autres, cette soi-disant crispation identitaire québécoise et le croisement des cultures en la Cité moderne et multiethnique.

La trame de fond est résolument métropolitaine et pourrait frois­ser ces provinciaux aux yeux de qui la littérature québécoise contemporaine s’est trop cantonnée dans ce faubourg habité par la bohème BCBG. N’empêche, il me semble que ce laboratoire de notre cosmopolitisme d’aujourd’hui et de demain a autant droit de cité que les décors ruraux ou forestiers. Qui plus est, c’est sans complaisance que Francine Noël promène son regard sur cette faune, cet environnement, telle une documentariste déambulant, caméra à l’épaule. Les chapitres sont brefs; l’écriture est sobre, élégante et pleine de cette assurance qu’amène le métier. Mais pour beaucoup, c’est le plaisir de retrouver cette tribu d’amis chers qui prime et nous submerge. Et l’on referme ce roman
satisfaits de ce rendez-vous avec une part de nous-mêmes auquel nous convie sans prétention Francine Noël.

… en passant par les territoires clairs-obscurs de la poésie
En un quart de siècle, Hélène Dorion a fait paraître au Noroît et chez La Différence plus d’une vingtaine de recueils de poèmes, parmi lesquels Sans bord, sans bout du monde (1995), Les murs de la grotte (1998) et Ravir: Les lieux (2005). Lyrique mais jamais ampoulée, sa poésie traduit la persistance de questionnements métaphysiques liés aux affres de la condition humaine, dans un univers en perpétuelle mutation et en deuil de repères. Son plus récent titre, Le hublot des heures, me semble renvoyer au caractère fragmenté et fragmentaire de notre vision du monde, de notre expérience du réel: «Soudain l’avion pique du nez, tu vois s’agrandir à toute vitesse les maisons, et les files de voitures qui tantôt n’étaient encore que fourmillement dans les artères du paysage, rapprochent leurs tentacules, tu te sens légère, étonnamment légère dans la chute — tu relèves le volet du hublot, le ciel, la terre, tout l’horizon est intact, alors tu refermes les yeux, refermes la porte, arrête le flot de ta conscience.»

Certes, le réseau d’images est riche et ouvert à de multiples interprétations, mais on se défera difficilement de l’impression que Dorion poursuit sa méditation sur notre place individuelle et collective dans le temps et dans l’espace, en cette ère où tout semble foutre le camp.

Enfin, je m’en voudrais de ne pas signaler la parution du troisième recueil de poésie de Catherine Lalonde, Corps étranger, qui fait suite à l’excellent Cassandre (Québec Amérique), unanimement salué par la critique en 2005. Adepte de la scène, tant comme danseuse que comme diseuse de poésie, Lalonde nous livre ici un verbe proche de la poésie-performance, un langage qui ne dédaigne pas une certaine crudité délibérée. Au discours masculin du précédent titre se substitue ici un discours de femme totale (tantôt amante, tantôt mère, tantôt putain), un discours urbain, violent et virulent, en apparence décousu et pourtant cohérent, discours qui sollicite les voix de grands maîtres (Gauvreau, Miron, Godin, Cohen, etc.), une poésie incarnée qui, littéralement, vous prend au corps. Et au cœur.

Bibliographie :
J’ai l’angoisse légère, Francine Noël, Leméac, 192 p., 22.95$
Le fin fond de l’histoire, Andrée Laberge, XYZ Éditeur, 270 p., 25$
Le hublot des heures, Hélène Dorion, La Différence, 80 p., 19,95$
Corps étranger, Catherine Lalonde, Québec Amérique, coll. Littérature d’Amérique, 128 p., 18,95$

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