Le monde, dans sa mystique opacité

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Qu'il est grand, le mystère de la Création! C'est lui qui peut nous faire douter de la nature exacte de ce que nous appelons la réalité, des secrets de notre origine. Sommes-nous réels, des chimères évoluant dans un cauchemar ou des personnages issus des toiles de quelque grand peintre illuminé? Et le salut de notre âme? Peut-on y aspirer dans un monde en deuil de sacré?  Voilà quelques-unes des questions soulevées avec brio par les plus récents romans de Sergio Kokis et de Patrick Brisebois.

La luxuriance digne de Bosch dans son cerveau
Avec l’actuelle rentrée d’automne nous revient l’intarissable Sergio Kokis, qui signe son quinzième titre depuis 1994. Quinze titres, dont treize romans, en douze ans, ce n’est pas rien, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de bouquins de la trempe de ceux de ce psychologue à la retraite, artiste-peintre et romancier aguerri, grand fumeur de pipe et grand buveur de whisky devant l’Éternel. Le Fou de Bosch, c’est le titre du Kokis nouveau, raconte l’histoire de Lukas Steiner, modeste employé de la bibliothèque municipale de Montréal et personnage «kokisien» archétypal. Misanthrope, Steiner méprise sans discernement autant ses collègues de travail que les gens ordinaires qui fréquentent la succursale, à commencer par les pervers dont on doit constamment surveiller les allées et venues entre les rayons pour prévenir leurs gestes impudiques. Pas étonnant alors qu’il préfère à leur commerce la compagnie des rats de bibliothèques qui infestent les fondations de l’institution, à la veille du transfert de tout son fonds à la toute nouvelle Grande Bibliothèque en construction.

Un jour, Steiner surprend le regard inquisiteur d’un barbu maigrichon qui va et vient de manière insistante entre un beau livre sur la peinture de Jérôme Bosch et lui. Quelle ne sera pas la surprise du héros quand il découvrira que le barbu et toutes les personnes de son entourage – de son patron Bilodeau à sa veuve lubrique de logeuse Pauline Arsenault, en passant par Cindy, famélique jeune putain rencontrée par un soir de froid sibérien – apparaissent dans les tableaux hallucinés du peintre mystique! Qui plus est, Steiner sera abasourdi de constater que lui-même semble avoir servi de modèle à Bosch… pour ses représentations du Christ, rien de moins! Du coup, Lukas Steiner, enfant illégitime d’une prostituée élevé dans un orphelinat de Terre-Neuve, entreprendra une sorte de pèlerinage de l’Autriche jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, à la recherche d’un sens à sa vie et au complot dont il semble être l’une des victimes.

Cette histoire éminemment insolite, à ranger quelque part entre Borges, Dostoïevski et Kafka, Sergio Kokis l’a conçue comme une sorte de jeu de miroirs textuels, où se croisent des figures à la fois familières et étrangères pour quiconque a déjà fréquenté son œuvre. Un certain nombre de thèmes récurrents sont comme de coutume au rendez-vous – notamment ce questionnement sur la fonction de la littérature, de l’art; cette exploration d’une sensualité trouble, vaguement malsaine; ces interrogations sur la nature du réel et sur l’existence possible d’une Instance Suprême –, mais ces thèmes sont abordés sous un angle d’attaque inédit et surprenant. Mais ce sera faire ombrage à Kokis que de passer sous silence l’humour noir, cinglant, acide et corrosif dans lequel baigne cette narration abracadabrante à souhait. Dans une œuvre dense, touffue et abondante comme celle de l’auteur de L’Art du maquillage, couronnée par de nombreuses et prestigieuses distinctions, une œuvre où presque rien n’est à jeter et où rares sont les échecs, Le Fou de Bosch apparaît comme un nouveau sommet, ou plus précisément un tableau de grand maître. Chapeau!

En trompe-l’œil
Moins prolifique que Kokis, tout de même (mais qui donc pourrait se vanter de l’être autant?), Patrick Brisebois nous a néanmoins offert une trilogie romanesque (Que jeunesse trépasse, Trépanés puis Chants pour enfants morts) et un recueil de poèmes (Carcasses au crépuscule) qui témoignaient d’une volonté évidente de «brasser la cage» de cette littérature québécoise que d’aucuns considèrent comme trop tranquille, pas assez turbulente.

Les précédentes œuvres de Brisebois témoignaient aussi d’une sorte de quête d’absolu, que l’on retrouve de son nouveau roman, Catéchèse, dont la lecture m’a procuré quelques surprises. Mais quel livre étonnant! Je veux dire de la part d’un auteur qui s’inscrivait jusqu’ici dans la veine des récits de dérive urbaine, vaguement auto fictionnels, lancée chez nous notamment par Christian Mistral à la fin des années 80. Le bref récit – une novella, pour parler précisément – met essentiellement en scène une poignée de personnages féminins qui évoluent dans un décor rural et pastoral, à Mauvouloir. Elles se prénomment Violaine, Félicité et Madeleine, elles sont fillette ou jeunes femmes et cherchent un sens au destin qui s’esquisse devant elles. Elles ont pour guides spirituels sœur Daphné et, surtout, le curé Lelièvre, dont les rêves, pourtant, ne sont pas tout à fait catholiques. Elles s’inquiètent de l’affection d’un cousin, rêvent de ce à quoi pourrait ressembler la vie dans la Grande Ville, et aussi de faire l’amour.

Soudain, alors que le lecteur s’est accoutumé au climat presque bucolique campé par Brisebois, l’intrigue bascule dans l’horreur avec, tout d’abord, la disparition de la petite Madeleine, puis la réception d’un colis dans lequel se trouvent les bras sectionnées de la fillette. Au village, on soupçonne Sue, la métisse un peu paumée qui rôde dans le coin, un peu braconnière, un peu ivrogne, qui connaîtra un sort tragique.

On se croyait chez Anne Hébert, mais peut-être s’est-on laissé glisser subrepticement chez Philip K. Dick. Car ce roman raconte-t-il vraiment cette histoire-là? Les personnages sont-ils vraiment qui ils semblent être? Leur réalité est-elle vraiment la réalité? Je n’ose répondre à ces interrogations, de peur d’hypothéquer le plaisir des éventuels lecteurs et lectrices de ce fin renard, Patrick Brisebois, qui n’hésite pas à déjouer nos attentes, à mettre en doute notre perception de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. Dans une écriture plus maîtrisée que jamais, le romancier tisse ici une astucieuse intrigue en forme de trompe-l’œil déconcertant, infiniment différente de celles de ses premiers. Ce roman parfaitement réussi confirme le statut de Brisebois au sein du peloton de tête de la jeune littérature québécoise.

Bibliographie :
Le Fou de Bosch, Sergio Kokis, XYZ éditeur, 226 p., 24$
Catéchèse, Patrick Brisebois, Alto, 98 p., 18,95$

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