Ouvrir son cœur d’Alexie Morin pourrait bien ouvrir le vôtre.

C’est inévitable : j’arrive à chaque fois chez cet ami, dans ce bungalow de Saint-Bruno meublé comme dans la scène d’une télésérie qui voudrait nous signaler que son personnage principal a beaucoup d’argent, avec toutes les bonnes intentions du monde. J’arrive avec toutes les bonnes intentions du monde envers moi-même, avec au cœur ce désir résolu de ne pas redevenir, au contact de ceux que j’appelle mes vieux chums depuis nos 14 ans, le garçon acerbe et sarcastique que j’ai longtemps été.

Mais les bonnes intentions ne survivent jamais qu’à quelques minutes d’anecdotes usagées et de poignées de main ridiculement complexes, ayant survécu à notre adolescence. Quelques vieilles blagues suffisent pour que nous retrouvions toutes nos marques anciennes, confortables pour certains, mais de plus en plus pénibles pour d’autres. De plus en plus pénibles pour moi, pris dans ce rôle de petit baveux qui amuse, mais qui me rend presque plus honteux que si vous me forciez à porter les vêtements de mes années de puberté. Nous avons pour toujours dans l’œil de l’autre l’âge de notre première rencontre. Ce soir, il faudra boire.

C’est à ces amis que je pensais en lisant Ouvrir son cœur d’Alexie Morin, et pas que parce que j’ai vécu dans une de ces villes grises de l’Estrie, Asbestos, à une vingtaine de minutes de voiture de Windsor, là où l’écrivaine a grandi. « Ce qui importe aux gens qui se connaissent depuis toujours, ce n’est pas le changement, c’est ce qui reste pareil. Il y a des gens pour qui les années d’école, particulièrement du secondaire, sont les meilleures de la vie. […] [I]ls ont obéi à l’injonction des messages qu’ils ont gribouillés dans les albums de finissants les uns des autres : reste comme tu es. »

Alexie Morin avait toutes les raisons de ne pas vouloir, de ne pas pouvoir, rester comme elle l’était au secondaire. C’est ce dont ce livre bouleversant et brutal, ce livre total, parle : de ce difficile élagage, parmi ses souvenirs, ses rancunes et ses frayeurs, auquel doit se livrer celle qui ne peut rester liée à sa jeunesse, au risque d’être avalée par le passé. Ce livre parle des efforts nombreux que certains doivent déployer afin de ne plus sans cesse se sentir en porte-à-faux avec le monde.

Les petites violences de l’enfance
Résumé rapidement, ça ressemble à un règlement de compte, ce livre, mais ce n’en est pas du tout un. Alexie Morin raconte dans Ouvrir son cœur le quotidien d’une gamine sensible et curieuse, au cœur d’une ville mono-industrielle parfois étouffante. Elle raconte ces amitiés qui transforment le banal en sacré, mais qui anéantissent tout lorsqu’elles sont révoquées. Elle nomme les petites violences de l’enfance, qui ne semblent petites que parce que nous sommes devenus adultes et que nous en avons depuis vécu de beaucoup plus grandes. Elle nous remémore leur oppressante douleur.

Je ne me souvenais plus de l’angoisse qu’un événement, en rétrospective sans doute pas si grave, pouvait créer chez moi enfant, adolescent : querelle avec un professeur admiré mais stupide, insultes essuyées au détour d’un corridor, torturant désir d’être reconnu par l’autre. Alexie Morin rend aux menus détails de l’enfance tout leur engloutissant pouvoir. Elle raconte le cruel apprentissage de la haine, mais surtout cette purulente blessure que creuse le rejet dans la poitrine de celle qui en est victime, et qui finit souvent par mal cicatriser.

Bien que sans jamais employer ces mots chargés, c’est aussi de « classes sociales » que parle Alexie Morin, plus précisément de l’avenir auquel le lieu où nous grandissons nous permet de rêver, de ce qui nous définit même par-delà nos propres refus. Le Québec dans lequel Alexie Morin, 34 ans, est née nourrit un dédain presque atavique pour la connaissance. Ce n’est pas un constat nouveau. Mais rarement ce Québec de l’anti-intellectualisme plus passif qu’agressif aura-t-il été décrit avec un tel refus de la condescendance. Il faudrait, pour qu’il s’agisse d’un authentique règlement de compte, qu’Alexie Morin s’en prenne à ses parents. Sa mère est pourtant la splendide héroïne obscure de ce livre.

Si Ouvrir son cœur est à ce point bouleversant, ce n’est donc pas parce qu’Alexie Morin rejette son milieu. Ouvrir son cœur est à ce point bouleversant parce que l’écrivaine semble s’y réconcilier avec l’idée qu’elle ne pourra jamais complètement ne plus être cette fille mélancolique et solitaire ayant enduré les dix-huit premières années de sa vie à Windsor. Cette fille n’est pas tuable et c’est peut-être, en fait, cette fille qui la tient en vie, parce qu’elle lui rappelle à quel point cette mort lente qu’est la haine de soi a déjà été au centre de ses journées et de ses nuits. « Je ne peux comprendre que les gens se laissent distraire du fait qu’ils mourront un jour et s’éparpillent dans le culte des apparences, l’amour de la loi, le défaitisme, l’ennui », écrit-elle lumineusement aujourd’hui.

Le meilleur devant
« Maudit que c’était le bon vieux temps », lance mon ami, au sujet de notre adolescence, en se servant un autre gin. Dans son bungalow de Saint-Bruno, je me retiens de hurler. Même après trop de verres, je ne peux supporter, à
32 ans, l’idée que le meilleur soit déjà derrière nous. Et je ne sais plus, à chaque fois que je quitte mes vieux chums, s’ils pourront un jour admettre une autre version de moi-même que celle dans laquelle leurs souvenirs m’ont cristallisé. Peut-être s’agit-il de leur façon à eux de refuser la mort que de refuser que le temps et la vie transforment ceux qu’ils aiment.

Ouvrir son cœur s’ouvre sur une très belle scène, à laquelle Alexie revient parfois. C’est le lancement de La nageuse au milieu du lac, le roman de Patrick Nicol publié en 2015 par Le Quartanier, la maison d’édition où elle porte non seulement le titre d’auteure, mais également d’éditrice. Patrick Nicol lui a enseigné la littérature au cégep. Elle a trouvé les siens, enfin trouvé sa gang, comprend-on en filigrane, et sans qu’il s’agisse d’une réelle fin heureuse, il y a là, dans les regards et les rires qu’échangent Patrick et Alexie, l’espoir que le meilleur se trouve devant.

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