Haïkus pour toutes sortes de monde

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Le haïku est peut-être une des dernières formes fixes encore largement pratiquée par les poètes contemporains. Ce poème traditionnel japonais s'est révélé, avec le temps, hautement malléable et propice à dévoiler les recoins de la modernité la plus avancée. Comme le dit André Duhaime, dans une présentation aussi simple qu'éclairante en postface de son livre, le haïku, pratiquement millénaire si on le relie au tanka dont il est issu, a voyagé partout au XXe siècle et a su décrire «les beautés d'un jardin paisible, le béton et l'acier de la ville, et les horreurs de la guerre». Poème de la concision, de l'instantané, il troque le plus souvent la joliesse et les figures de style, propres à la poésie occidentale, pour le pouvoir d'évocation d'un vocabulaire épuré. Le haïku, précise Duhaime, s'efforce «d'entrer dans le réel». Un réel constitué de brisures et d'émerveillement qu'observent également les poètes Pierre Cadieu et Alain Larose.

Instants transatlantiques
Lauréat, il y deux ans, du Prix Canada-Japon remis par le Conseil des Arts du Canada, André Duhaime est un spécialiste reconnu de la poésie japonaise. Dans Séjours, le poète se montre attentif à ce qui, dans la vie quotidienne, opère le passage entre la trivialité et la profondeur. On le suit dans les aéroports — «Mirabel/songer/au-dessus d’un cheeseburger» — et dans les étapes d’un séjour sur les rives de la Garonne. Ce faisant, il replonge à l’occasion dans l’essentiel pour «réapprendre à tuer le temps/de temps en temps». Le poète revendique ouvertement l’usage de l’humour — «to be or not to be/to win or Toulouse» — tout comme les thématiques modernes, faisant d’ailleurs remarquer que le dernier des classiques, Shiki, écrivait au début du siècle dernier des haïkus… sur le baseball.

Par ailleurs, Duhaime se frotte au tanka, une forme ancienne qui ajoutait au tercet du haïku un distique comptant sept pieds par vers. Intitulée «Pour un tombeau de Mallarmé», cette partie continue de dérouter, mêlant les formes traditionnelles à l’univers du poète symboliste: «un coup d’aile/un coup de métaphore/un corps tatoué de métaphores/rien n’abolira-t-il jamais/le réel.» Mallarmé permet aussi de justifier le recours aux procédés musicaux, comme cette belle allitération: «lier yeux et lèvres aux lieux élus». Animateur du site Internet Haïku sans frontières, André Duhaime enseigne aussi son art et invite le lecteur à s’essayer lui-même à une forme qui n’est pas aussi exotique qu’elle en a l’air.

Qu’en dis-tu, Bashô?
On peut régulièrement voir le poète Alain Larose dans diverses manifestations poétiques sur les scènes de Québec; malheureusement, à part une publication dans la défunte Revue des invisibles, on a moins eu l’occasion de le lire. Les éditions Moult viennent corriger cette lacune en inaugurant leur collection «Critures», dédiée à la poésie. Les Harikots qu’offre Larose indiquent d’emblée, dans une paronomase elle-même approximative («haïku/harikots»), la distance ironique qu’il garde avec la forme qu’il a choisi d’utiliser, lui qui se permet même d’interpeller, en fin de recueil, le premierdes classiques japonais: «La brise a poussé/un maringouin dans ma bière /Qu’est-ce t’en dis Bashô?»

Pourtant, cet humour, dont l’éditeur nous rappelle avec à-propos qu’il est la politesse du désespoir, va de pair avec une certaine gravité. Larose médite sur les faits triviaux du quotidien, les existences minces et sans relief des gens ordinaires: «aux portes automatiques/du supermarché/une vieille hésite» pendant que «la caissière/ au sourire fatigué/ regarde l’heure». La faune urbaine devient parfois bizarre et inquiétante, quand on voit qu’un «mariachi/entre au Carnaval du Dollar/et disparaît» ou que dans la «nuit de Rock City/les projecteurs du stade» sont «comme des miradors». Parent, dans l’esprit et les préoccupations, des auteurs de la Beat Generation ou d’un Patrice Desbiens, Larose parle pourtant avec une voix originale, qui accomplit littéralement le haïku en offrant, selon le mot de Claude Monet, «un instant de la conscience du monde». Une lenteur sereine se dégage de ces textes, même lorsqu’ils expriment le côté dysphorique du monde: atteint du «blues de février/chacun porte son paquet» et «jure entre ses dents» alors qu’au «mitan de l’hiver/les photos de chiens perdus/hantent les dépanneurs». Le poète arrive quand même à terminer sur une note d’espoir: «Le ciel réfléchi dans les flaques/des enfants jouent /l’éternité.»

Dérives et déambulations
Pierre Cadieu écrit depuis quarante ans. Autrefois proche d’une poésie de l’oralité, il offre aujourd’hui un recueil de haïkus publié chez Cornac, la maison d’édition qui poursuit la mission de ce qui était autrefois connu comme étant Le Loup de Gouttière. Sous le titre d’Itinérances, le poète observe la faune des bas-fonds, dans un environnement qui se distingue par la solitude.

Le poète observe, déambule, lentement, et nous transporte dans un schéma narratif qui raconte une dérive nocturne où le poète retrouve la solitude des déclassés — «dehors toute la nuit/mendiants, errants, gangs de rue/personne ne les attend» — contemplant le mobilier urbain: «une fenêtre brisée/bouchée avec un plastique/un automne de pauvre.» Le silence des espaces vides est appuyé par les photographies de Nicolas Houde illustrant «les manifestations humanoïdes d’objets et de lieux abandonnés» restituant les ambiances du texte: rues, viaducs, graffitis, souterrains, arbres habillés pour l’hiver. Elles se font l’écho de cette itinérance qui n’est pas le seul lot des marginaux. Au contraire, le poète laisse entendre qu’ils sont représentatifs de la communauté humaine. Il entreprend lui-même ensuite une introspection qui le fait passer à travers le cycle des saisons, pour finalement trouver «dans la cour du voisin/ce champ plein de pissenlits/un plaisir pour les yeux». Une manière de se réconcilier, en fin de parcours, avec la «simplicité perdue», ce qui pourrait être, aussi, l’essence du haïku.

Bibliographie :
Séjours, André Duhaime, Christian Feuillette Éditeur 100 p. | 18,95$
Harikots, Alain Larose, Moult, 90 p. | 12$
Itinérances, Pierre Cadieu, Cornac, 56 p. | 14,95$

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