Recommandation : servez-vous un verre, placez un disque de jazz sur la platine et lisez les nouveaux recueils de nouvelles de Gilles Archambault et d’Éric Plamondon.

J’ai croisé Gilles Archambault au Salon du livre de Montréal. Derrière ses sourcils blancs et son sourire de gamin qui vient de commettre un mauvais coup, le grand monsieur animait une entrevue avec je ne sais déjà plus quelle écrivaine. Je n’ai que 31 ans et j’oublie déjà beaucoup trop de choses. L’octogénaire semblait en étonnante forme compte tenu de son âge et la quantité d’adolescents qui, pas loin, marquaient de cris stridents l’arrivée d’un youtubeur (dont j’ai dans ce cas volontairement négligé de retenir le nom).

J’oublie déjà trop de choses et parfois, étrangement, ma mémoire s’accroche à des morceaux d’information pour des raisons parfaitement brumeuses. Exemple : je me suis longtemps souvenu d’une entrevue accordée par le chanteur français Benjamin Biolay au défunt hebdomadaire ICI, dans laquelle il proclamait l’album Chet Baker with Fifty Italian Strings parmi les enregistrements les plus chers à son cœur, toutes catégories confondues.

Pourquoi ai-je trouvé dans ma mémoire de la place pour ça? Aucune idée. Mais peu importe, je le remercie, Benjamin, chaque fois que l’aiguille de ma table tournante gratte ce disque sur lequel je suis tombé, des années après avoir lu l’article, dans une boutique de Seattle.

C’est présentement vendredi soir et je tente une dernière fois, par acquit de conscience, de me convaincre de texter un ami pour aller prendre une bière en ville, mais je me sers rapidement un autre gin tonic, premier geste de douce capitulation face au temps qui passe et qui me transforme inexorablement en celui que je redoutais tant il n’y a pas si longtemps. Me voilà désormais qui préfère passer un vendredi soir seul à la maison, à m’ennuyer de ma blonde retenue au travail, plutôt que de gagner l’électricité du centre-ville.

I dim all the lights and I sink in my chair
The smoke from my cigarette climbs through the air
The walls of my room fade away in the blue
And I’m deep in a dream of you
, chante l’ami Chet – la voix même de la langueur – depuis Milan, quelque part en octobre 1959. Et toutes mes pensées s’éclipsent un instant entre les cinquante violons qui subliment sa mélancolie, comme la mienne.

J’espère fort que Gilles Archambault me pardonnera d’avoir conjugué Chet à la lecture de son plus récent recueil de nouvelles; le mythique trompettiste est rarement le préféré des fervents jazzophiles dans son genre.

J’espère fort qu’il me pardonnera aussi d’avoir attendu la parution de son 128e titre (estimation approximative) pour oser en lire un. À peine un petit air de jazz est pourtant le livre parfait pour ceux qui n’aiment pas les livres où ils se passent trop de choses. Rien de tonitruant, rien de tapageur, rien de péremptoire chez Gilles Archambault; qu’une série de narrateurs qui peineraient à vous expliquer comment ils ont fini par aboutir là où ils en sont, une posture dans laquelle se reconnaîtra quiconque a survécu à ses 20 ans.

Je les aime bien ces hommes trop débonnaires, incapables de feindre le moindre intérêt pour des idées ou des personnes qui les indiffèrent depuis longtemps. Dans un restaurant de Rimouski, un professeur d’école primaire à la retraite mange avec une ancienne collègue, mais ne parvient pas à manifester l’enthousiasme que ces retrouvailles appellent, ni l’énergie pour s’autoflageller de ne pas avoir écrit ces livres qu’il aurait dû écrire, comme son amie prompte à dresser des bilans l’y enjoint. Leurs vies n’auront été foudroyées par aucune vraie tragédie et ces hommes ne savent se convaincre qu’il s’agit d’une chance, ni se convaincre du contraire.

Déçus de leurs enfants, incapables de complètement s’arracher au pincement d’un chagrin d’amour vieux de plusieurs décennies, beaucoup trop conscients de leurs propres échecs, ils pourraient tous chanter comme Chet que The Thrill Is Gone, mais ne le feront pas. La simple idée d’attirer l’attention semble abattre sur eux la plus paralysante des fatigues.

Je les aime ces nouvelles qui ont toutes l’élégance de nous donner l’impression que nous aurions pu les écrire nous-mêmes. Un peu comme les solos de Chet Baker.

« Pour peu qu’on vive longtemps, la mémoire ne sert qu’à nous attrister », observe Gilles Archambault, et je n’aurai d’autre choix que de le croire sur parole, en attendant mes propres 80 ans.

Le nouveau Plamondon
C’est encore vendredi soir, ma blonde n’est toujours pas revenue, mais il reste du gin et d’autres disques de Chet aux sons desquels se bercer. J’ouvre donc Donnacona, le nouveau Éric Plamondon, trois nouvelles ayant en commun avec Gilles Archambault une sorte de nostalgie sourde pour un temps que l’on ne regrette pas forcément, mais dont les souvenirs nous pourchassent quand même.

Taqawan, son précédent roman, aura été un livre important, alors que de plus en plus de Québécois se demandent comment inaugurer un réel dialogue avec les peuples autochtones. Ce qui ne m’empêche pas d’aimer encore davantage le Plamondon plus intime de Donnacona, celui qui fouille avec pudeur son enfance, son adolescence et ses premières vraies amours.

Éric Plamondon a toujours craint d’embrasser l’émotion autrement que de biais, et la structure de ses livres s’adossant fortement à des événements historiques oubliés (la trilogie 1984) lui permettait facilement de contourner l’écueil du pathos. Il révèle ici davantage l’écrivain sensible qui se terrait jadis derrière le geek, en évoquant ces vertigineuses périodes de transition dans lesquelles on s’engage avec la tristesse de ce que l’on sait devoir laisser derrière. « On se retrouve souvent quelque part sans comprendre pourquoi », écrit-il dans « Ristigouche ».

« Louis n’a jamais cru qu’on puisse réussir sa vie. Il a plutôt constaté, souvent avec effarement, que les années s’envolent avec une implacable régularité », écrit pour sa part Gilles Archambault, pendant que je contemple au fond de mon verre les reflets de toutes ces jobs qui m’ont échappé par paresse, de ces amours qui se sont étiolées sans que je sache trop pourquoi, de tous ces amis dont je ne connais plus le numéro de téléphone.

Il était plus que temps que ma blonde rentre du travail.

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