À l’époque, je buvais du café, beaucoup de café, une lampée de lait. J’allais m’installer à l’espace étudiant entre les cours, la vie adulte me pendait au bout du nez et je ne savais trop comment jongler avec tous ces possibles. Je me sentais perdu, tiraillé entre ce boulot de survie à l’épicerie du coin, l’amour à distance, les trajets de bus sans fin — la nausée dans les transports, chaque fois — et les nombreuses lectures imposées. Je savais que la seule raison de ma présence entre les murs de ce cégep de la Capitale avait été nourrie par une envie de fuite, et pourtant je devinais déjà que la fuite ne nous sauvait de rien.

J’additionnais les cours, en manquais parfois, après-midi au soleil, les travaux rédigés dans l’urgence, je n’étais pas à ma place. Ça ne devait pas être une histoire qui finit bien. C’est toutefois entre les murs de cette école que j’ai attrapé le fil du reste de ma vie. La littérature, devant, pour soi.

Je dois beaucoup à un professeur dans ce mouvement retrouvé, les cheveux grisonnants et hirsutes, le rire né du fond d’une caverne, l’enthousiasme qui épouse les grandeurs et les impossibles, tous les fleuves du monde coulaient en lui. Il s’appelait Gilles Pellerin, il écrivait, mais je ne le savais pas encore. Il nous parlait des grands mythes du monde, enchevêtrement d’histoires vécues ou inventées, il nous emmenait en Russie ou en Grèce antique, puis dans la même phrase on revisitait Shawinigan ou Trois-Rivières. C’est aussi lui, maître du genre, qui m’a fait découvrir la nouvelle littéraire, Aude entre les mains, Suzanne Lantagne et Julio Cortázar entre les mains, Borges, Sylvie Massicotte, Louis Jolicœur et Roland Bourneuf entre les mains. J’avalais du court, petites fuites parmi tout le reste, un élan pour rebondir.

Maîtriser la dérive
Comment vous dire le plaisir que j’ai eu à relire Lise Tremblay, qui publie cet automne le recueil Rang de la Dérive, cinq nouvelles comme autant de débâcles sur une rivière qui gronde, la fuite soudaine des glaces trop longtemps figées. C’est un tour de force qu’elle réussit, un autre car elle nous y a habitués au cours des trois dernières décennies, elle qui sait observer et raconter, c’est fascinant d’être témoin de tant de puissance et de contrôle. Cinq femmes, sexagénaires ou septuagénaires, se dévoilent, chacune dans leur coin du Québec. Elles ont en commun de vivre une rupture, un abandon, d’apprivoiser parfois difficilement le vieillissement et de se colletailler avec une honte qui les noie peu à peu. Les rêves s’éteignent (toujours), les hommes déçoivent (toujours), les amours s’évanouissent (toujours) et les fuites s’imposent (toujours). Lise Tremblay sait rendre avec justesse le goût âcre de l’engourdissement, de l’errance, des repères perdus, de l’ennui, de l’usure qui s’installe. L’autrice, à l’image de ces amitiés — piliers quand tout s’écroule — qui jonchent chaque nouvelle de ce livre, agit comme une rédemptrice, offre un espace de nécessaire libération pour toutes ces femmes quittées ou désillusionnées, un lieu pour maîtriser la dérive. Cinq histoires qui disent qu’il peut y avoir un après, qu’il y aura un après, qu’il n’est jamais trop tard pour reprendre le contrôle de sa vie et pour aspirer à une certaine forme de sérénité.

L’art de la transformation
Je suis celle qui veut sauver sa peau de Fanie Demeule nous amène dans une direction complètement différente, et pourtant ce collage de textes pour la plupart publiés auparavant dans des collectifs ou des revues, rassemblés ici dans une surprenante et délicieuse démonstration de leur unité, parle aussi de l’apprivoisement des fantômes qui nous pourchassent. Les quinze nouvelles de ce recueil grouillent d’obsessions diverses et, comme chez Tremblay, se laissent traverser par le poids d’une honte difficile à maîtriser. Les nouvelles de Fanie Demeule nous déstabilisent, l’étrangeté de dérives incontrôlables, le trouble qui pulse derrière les portes closes. Ce sont des récits d’appropriation de soi, de métamorphoses — on se protège comme on peut, même si on ne survit pas toujours, même si les blessures perdurent. Il y a un long chemin qui nous mène de cette première nouvelle « Reptilienne », où la narratrice, habitée par un instinct de survie qui l’oblige à se protéger de tous les dangers, perd le contrôle en traversant une tempête lors d’une randonnée dans les Alpes, à ce dernier texte « Reliques », où la narratrice, hantée par la conviction d’une mort jeune, réussit à trouver un certain apaisement dans cette capacité à affronter ses peurs, à s’en libérer. Comme chez Tremblay, Demeule donne vie à des destins de femmes fortes, malgré les fragilités, capables de se transformer s’il le faut et de se tenir debout coûte que coûte, des femmes qui prouvent qu’il est possible d’apprivoiser les peurs et toutes ces petites nuits qui nous habitent.

Ces deux recueils de courts textes sont remplis d’histoires qui annoncent le pire, le désarroi se fait sentir, et malgré tout, il y a une lumière qui se glisse même lorsque les nuages couvrent le ciel et que les arbres se taisent. Il y a un lampadaire au milieu des ténèbres. Comme l’écrit Demeule : « Il n’y a pas de morts. Il y a des vivants sur les deux rives. »

Pluie et lumière
Je m’en voudrais de vous quitter sans parler de Quand viendra l’aube de Dominique Fortier, récit de quelques saisons marquées par la perte de son père. Ce petit livre, c’est du Fortier à son meilleur, un condensé d’érudition encyclopédique et de phrases tissées avec soin, observations sensibles du quotidien et de ce qui vibre autour, retenue naturelle et douceur nourries par le bruit des vagues et des nuits d’insomnie. Il pleut beaucoup dans ce livre, le brouillard épais s’obstine à rester tout près, et les marées montent, descendent. L’écrivaine raconte la vie comme le ferait un oiseau niché sur la plus haute branche d’un arbre — la vie au loin, la vie en fragments. Ce petit livre, un autre lampadaire dans la nuit.

Photo : © Louise Leblanc

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