Explorer le réel et l’imaginaire : C. Duchesne, S. Kokis et J-M Poupart

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Les rentrées littéraires se suivent… sans pour autant se ressembler. L'automne actuel ne fait pas exception à la règle, en nous proposant le retour d'écrivains confirmés fidèles d'une année à l'autre au rendez-vous, des retrouvailles un peu moins fréquentes avec d'autres aussi talentueux et des rencontres-surprises aussi inattendues que réjouissantes. En l'occurrence : Sergio Kokis, Christiane Duchesne et Jean-Marie Poupart qui, chacun à sa manière, nous convient à explorer le réel et son double imaginaire.

Il n’y a pas d’amour heureux

En littérature québécoise, une rentrée ne serait pas digne de ce nom sans un roman de Sergio Kokis. Depuis Le Pavillon des miroirs, salué par quatre grands prix littéraires en 1994, le romancier d’origine brésilienne a maintenu un rythme d’un roman par année. Si cette prolixité en a parfois fait broncher certains, qui confondent à tort cette assiduité avec une sorte de diligence malsaine à publier, si l’ensemble de l’œuvre n’a pas toujours été de même calibre (avec le recul, Errances semble moins accompli que L’Art du maquillage, par exemple), force nous est de reconnaître que Kokis n’a jamais publié de livre médiocre ou indigne de notre attention.

Après sa « trilogie du cirque », ambitieuse fresque des cinquante dernières années d’histoire latino-américaine qu’est venu clore l’an dernier Le Magicien, le romancier a choisi un canevas moins vaste. Intitulé Les Amants de l’Alfama, le Kokis nouveau se présente tout simplement comme une bonne vieille histoire d’amour tragique. Lasse des réticences de Joaquim à s’engager sérieusement vis-à-vis d’elle, la belle Matilda (ainsi nommée en souvenir de la chansonnette antillaise popularisée par Harry Belafonte) a quitté son amant. Depuis, puisque aimer c’est périr un peu, notre Roméo erre sans but, dans les rues désertes de Lisbonne. La mort dans l’âme (ça tombe bien puisque c’est le premier novembre, jour de la fête des morts !), il échoue dans un bar où il aura tout le loisir de confronter son chagrin à celui, réel ou fictif, des personnages inoubliables et plus vrais que nature, invités par le tavernier à célébrer les spectres de tous les disparus qui avaient coutume de venir y boire leur chagrin.

L’intrigue apparaît alors comme une sorte de trompe-l’œil, un prétexte donnant à Kokis l’occasion de juxtaposer des considérations érudites sur la nature de la passion et du rapport amoureux, des réflexions savantes sur les rapports entre l’art, l’imaginaire et la vie et des clins d’œil aux œuvres marquantes de la littérature ayant abordé cette thématique. Dès lors, il importe moins de savoir si Joaquim retrouvera sa dulcinée ou s’il fera son deuil de leur histoire que de s’abandonner à cette dérive brillamment orchestrée par le romancier, où le triptyque de La Tentation de Saint-Antoine de Hieronymus Bosch fait figure d’emblème.

La mémoire et la mer

Romancière prolifique, Christiane Duchesne écrit depuis un quart de siècle, énormément pour les enfants et adolescents et un peu moins pour les « grands ». Ça ne l’a pas empêchée de remporter deux prix majeurs (le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec et le prix France-Québec Philippe-Rossillon) avec son deuxième roman en littérature générale, L’Homme des silences. Quatre ans après, elle revient au public adulte avec L’Île au piano, qui s’inscrit formellement et thématiquement dans le sillage du précédent.

Réfugiée dans la maison de sa défunte grand-mère, Rose, une jeune danseuse enceinte, se retrouve littéralement coincée sur une presqu’île assaillie par une impitoyable tempête et des réminiscences de sa jeunesse, de son histoire familiale. Par la force des choses, elle se lie avec les habitants de ce petit univers coupé du reste du monde, dont l’étrange Emmanuel, alias Jésus, alias le petit garçon à la tête d’Oscar, avec qui elle partage un secret, et ce médecin qui a tant aimé son aïeule.

Tissé sur une trame où s’entrecroisent méditations d’ordre spirituel et références à la mer, à l’orage, au déluge, forces indomptables de la nature et reflets de la vie intérieure des pittoresques personnages, ce récit superbement écrit tient autant du conte poétique que du roman psychologique. Peu importe le public auquel elle s’adresse, Duchesne sait le plonger dans le pur bonheur de la lecture, notamment avec sa capacité de prendre à contre-pied les lieux communs du langage et de l’imaginaire dont nous aurions, aux dires d’Emmanuel, tous une réserve au fond du ciboulot.

Tant par le décor, par le lyrisme que par la thématique, ce livre témoigne de l’influence manifeste d’Anne Hébert sur la romancière. Certes, Christiane Duchesne n’est pas la seule parmi les écrivaines actuelles à revendiquer une telle filiation. Cependant, pleinement assumée et transcendée, cette parenté est tout à son honneur.

Pourquoi écrire ?

À l’instar de Duchesne, Jean-Marie Poupart a abondamment écrit, pour les publics jeune et moins jeune, depuis trente ans qu’il habite notre auguste République des lettres. Convenons avec lui que l’occasion se prêtait volontiers à un bilan de ce long bail. C’est justement à cet exercice de réflexion, de critique et d’autocritique qu’il se livre dans son essai J’écris tout le temps, par besoin, par plaisir, par passion, paru dans la remarquable collection «L’écritoire» que dirige Marie-Josée Roy chez Leméac.

Avec lucidité, sans fausse modestie et non sans une certaine morgue (toute légitime, cela dit), Poupart se penche sur sa pratique de l’écriture, affirmant n’avoir jamais publié de livre ennuyeux. Cinglant par moments mais jamais malveillant, il jette un regard navré sur la production de ses collègues, où le bon grain semble d’autant plus difficile à trier que l’essentiel se résume à « des avatars de scénarios, des carnets de voyages, des fragments de journaux intimes, des compte rendus de cures, des transcriptions de rêves, des pastiches de Marie Laberge, des paraboles filées, des méditations dialoguées… »

Pareil franc-parler n’est pas sans évoquer les propos incendiaires de Pierre Samson dans son pamphlet Alibi, paru il y a quelques années. Poupart s’intéresse à ce qu’est devenue la littérature québécoise au fil du dernier quart de siècle. Tout y passe : le rapport à la critique, aux médias écrits et électroniques ; la vague de l’autofiction et l’obsession du référentiel, du vécu ; le statut des écrivains, de leur parole et de leurs œuvres…

Qu’on ne se méprenne pas sur la teneur de cet essai au style vif, à l’image des romans de Jean-Marie Poupart. Ce ne sont pas là les récriminations d’un écrivain aigri ni d’un intégriste de la Littérature avec un grand L. C’est tout simplement le clair énoncé des préoccupations d’un amoureux sincère de la littérature, qui voudrait qu’on lui redonne la place qui lui revient de droit. Rien que ça. Tout ça.

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