Étrangers en terre étrangère

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Qu'ils soient immigrants, de retour chez eux après de longues années à l'étranger ou nouveaux arrivants, cherchant une place dans une société d'accueil, les héros romanesques sont bien souvent des êtres en perpétuel exil, à la recherche de quelque chose. Mais de quoi? De leurs rêves d'antan, de cette part d'eux-mêmes qui sans cesse se dérobe et qu'ils continuent néanmoins de traquer inlassablement. C'est le cas de ceux que mettent en scène les nouveaux romans de Sergio Kokis et de Véronique Marcotte.

Portrait de l’artiste en révolutionnaire désabusé
Pour la première fois en treize ans, Sergio Kokis a manqué son rendez-vous annuel avec ses lecteurs l’automne passé, mais ce n’était que pour mieux leur revenir avec Le Retour de Lorenzo Sánchez, un roman fort qui lui aura valu une invitation sur le plateau de Tout le monde en parle cet hiver. Évidemment, la tribune ne s’y prêtant guère, il fut assez peu question du bouquin, vitement évoqué, lors de ce passage à la télé nationale où Kokis y est surtout allé de déclarations implacables sur l’état du français parlé et écrit au Québec; assurément, le romancier et peintre d’origine brésilienne ne s’est pas fait beaucoup d’amis dans l’auditoire ce soir-là. Qu’à cela ne tienne; j’ai pour ma part l’impression que Sergio Kokis, pour emprunter à Robert Lévesque sa géniale formule, n’a envie d’être l’allié de personne. Et on ne peut qu’applaudir cette admirable intransigeance et cette liberté d’esprit qui s’expriment également dans son œuvre romanesque: «Un vieux retraité doit regarder le monde avec un sourire bouddhique, tendance zen, et non pas avec des crispations communistes, tendance Trotsky.» Ainsi s’exprime la voix intérieure qui tente d’indiquer à Lorenzo Sánchez la voie de la raison, tout au long du roman auquel il a donné son nom. Au lendemain de l’abolition de son poste de professeur de dessin, le peintre en exil oscille entre colère et soulagement. C’est ce moment précis que son frère Alberto choisit pour reprendre contact avec lui, le mouton noir de la famille, l’ex-révolutionnaire qui avait quitté son Chili natal en catastrophe et n’avait gardé aucun contact avec le clan Sánchez au fil de ses trente années d’exil.

S’amorce alors pour lui un incessant mouvement de pendule qui fait aller et venir le lecteur entre le passé refoulé du héros, ce fils adoptif au sang mêlé qui a scandalisé les siens en prenant pour maîtresse sa demi-sœur Sonia, et sa vie d’artiste vivant d’expédients et de plaisirs sans lendemain. Quittant le pays aseptisé de son exil pour regagner une Santiago qui ne ressemble plus guère à la ville de sa jeunesse tumultueuse, Lorenzo s’engage sur une pente descendante et dangereuse, un parcours initiatique à rebours qu’on peut lire comme une allégorie du déclin des idéaux, de ce renoncement qui parfois accompagne la vieillesse: «Vieillir, c’est aussi devoir s’avouer qu’on ne peut pas redresser tous les torts, même ceux qu’on a soi-même causés. C’est apprendre à renoncer ou à capituler devant les ignominies qu’on rencontre sur son chemin.»

Partant d’une prémisse somme toute assez convenue (le peintre révolutionnaire désabusé par la stagnation de l’art et du monde), Sergio Kokis signe ici l’un de ses meilleurs romans: dense, oppressant, porté par une méditation métaphysique sur le temps qui passe et les rêves qui s’étiolent, irrévocablement. Il en profite pour aborder avec brio un thème à peine esquissé dans ses précédents romans de la veine latino-américaine, celui de la difficulté, voire de l’impossibilité du retour au pays natal. Ce thème inscrit Le Retour de Lorenzo Sánchez dans la parenté des Urnes scellées d’Émile Ollivier et de La Contrainte de l’inachevé d’Anthony Phelps, deux écrivains monumentaux et deux œuvres majeures auxquelles celle de Kokis n’a somme toute pas grand-chose à envier.

Effractions et névroses
Il également question de peinture et d’exil dans le troisième roman de Véronique Marcotte, mais c’est à peu près tout ce que ce livre a en commun avec le Kokis nouveau. J’ai fait la découverte de cette jeune romancière dans la foulée de la parution de son deuxième roman, Les Revolvers sont des choses qui arrivent (quel titre absolument savoureux!), pour lequel je l’avais reçue à la Maison des écrivains comme paneliste lors d’une table ronde d’écrivains que j’animais autour du thème de la folie en littérature. Je n’avais pas pris le temps de lire son premier opus, Dortoir des esseulés; mais si je me fie à Tout m’accuse, son plus récent, il semble que la maladie mentale soit un thème récurrent chez elle. Mais une fois cela écrit, je n’ai encore rien dit de la richesse et de la profondeur de son œuvre.

Désireux de prendre ses distances de Galya, cette mère qui l’aime d’un amour asphyxiant, Auguste s’est exilé de sa natale Belgique pour venir bosser dans un hôpital montréalais. Il a cependant emporté avec lui ses propres déviances, dont une insomnie chronique et la manie d’entrer par effraction dans la vie privée des gens qu’il épie avec une curiosité proprement maladive. Parmi ceux-ci, il y aura Victoire, la jeune peintre qui gagne sa vie dans un restaurant.

En romancière confiante de ses moyens, Véronique Marcotte confie la narration de cette histoire à ce trio d’âmes esseulées, auquel il faut ajouter Mathias, le père d’Auguste, que ce dernier croyait pourtant défunt depuis belle lurette. Leurs soliloques enchevêtrés, la nomenclature déclinée de leurs démons intérieurs et leur quête de pardon serviront à nous révéler l’ampleur de leur désarroi respectif, de ce sentiment de culpabilité qui les étouffe et poussera certains d’entre eux à commettre des gestes insolites, irréparables. Trouble obsessionnel compulsif, voyeurisme, anorexie, dépression, névrose, psychose et autres afflictions chroniques, pulsions matricides, tel est le programme thématique fort sombre de ce roman polyphonique, mené avec une remarquable finesse par l’auteure.

Si bien que j’ai achevé la lecture de Tout m’accuse en me disant qu’il ne me restait plus qu’à mettre la main sur le premier roman de Véronique Marcotte pour compléter mon idée de l’éblouissant talent de cette romancière qui se classe dans le peloton de tête, parmi les nouvelles voix du roman québécois contemporain.

Bibliographie :
Le Retour de Lorenzo Sánchez, Sergio Kokis, XYZ éditeur, coll. Romanichels, 352 p., 25$
Tout m’accuse, Véronique Marcotte, Québec Amérique, coll. Littérature d’Amérique, 240 p., 22,95$

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