Énigmes sans clé

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Certains auteurs écrivent des histoires de mystère et de suspense dans le but délibéré de faire frissonner les amateurs d'intrigues morbides et d'ambiances délétères. D'autres s'aventurent dans le genre pour en subvertir les codes, les plier à leur univers romanesque et les utiliser à leurs fins. C'est le cas de Sergio Kokis et d'Andrée A. Michaud, dont les récents ouvrages plairont aux lecteurs de romans noirs comme à ceux et celles qui ne mesurent pas l'intérêt d'une œuvre à la seule résolution d'une énigme.

De la vengeance comme partie d’échecs
Accoudé au bar d’un hôtel du centre-ville montréalais entre deux activités d’un festival littéraire, bien au fait de mon goût marqué pour le thriller, Sergio Kokis me glissait à l’oreille qu’il avait l’intention d’aborder ce genre romanesque… mais à sa manière personnelle et inimitable. Est-il besoin de vous dire que je l’ai attendu, et de pied ferme, ce livre dont il avait esquissé les grandes lignes et qui nous arrive enfin sous le titre de Clandestino? Est-il aussi besoin de préciser que mes attentes n’ont pas été déçues?
 
Nous voici donc en 1983, quelque temps après la fin de la guerre des Malouines, qui opposa l’Argentine et le Royaume-Uni à propos de la souveraineté sur ce chapelet d’îles situées au large des côtes du pays des gauchos, mais peuplées de sujets britanniques, et dont on sait l’issue. La défaite des troupes argentines, on s’en souvient, a contribué à la chute de la junte militaire au pouvoir et lancé la transition vers un régime démocratique. C’est dans ce contexte que Tomàs Sorge, ex-sergent de l’armée argentine, enfin arrivé au terme de ses années de détention injuste, recouvre sa liberté et accepte de servir d’homme de main à des militaires qui aimeraient bien effacer toute trace de leurs exactions passées.
 
Pour avoir forcé le coffre-fort d’un sénateur afin de récupérer des papiers compromettants sur l’ordre du capitaine Márquez qui, cependant, témoigna contre lui lors de son procès, Tomàs Sorge a été condamné à six ans de travaux forcés à la prison de l’ancienne base navale d’Ushuaïa, dans la province de la Terre de Feu. Histoire de tromper les conditions abjectes de son incarcération, Tomàs a passé ces six années à rejouer mentalement des parties d’échecs célèbres tout en échafaudant ses plans pour se venger de l’homme qui l’a trahi et retrouver la femme, la fille et le butin d’un ami mort après avoir été torturé. Ayant, tel un reptile, changé de peau à la faveur de sa sortie de prison, rebaptisé pour les besoins de sa cause José Capa, cet Edmond Dantès des temps modernes place ses pièces sur le nouvel échiquier politique de son pays lui aussi en pleine mutation, planifie ses coups et feint d’être désormais l’allié de ces militaires qu’il exècre – sans apparemment se douter qu’il pourrait lui-même n’être qu’un pion de leurs machinations.
 
Quel plaisir de retrouver l’auteur de L’art du maquillage et du récent recueil de nouvelles Dissimulations en grande forme et en pleine possession de ses moyens romanesques! Quelle joie de retrouver son souffle, sa verve, l’acuité de son regard dans cette histoire de vengeance et de rédemption au schéma certes classique, mais au propos éminemment politique! Car au-delà des clins d’œil manifestes au Comte de Monte-Cristo, ce sont le point de vue sur l’histoire sociopolitique de l’Amérique et le portrait de ces hommes sans scrupules et sans vergogne qui retiennent finalement notre attention – sans oublier les surprises que nous ménage Kokis, qu’on devine lui-même fin connaisseur de parties d’échecs, et qui sait mener son intrigue en stratège avisé.

De la disparition comme hantise
Il y a dix ans, Andrée A. Michaud remportait le Prix littéraire du Gouverneur général pour Le ravissement, une histoire mystérieuse à souhait qui abordait le thème de la disparition d’enfants. Dans Rivière Tremblante, son dixième roman en carrière, la romancière d’origine beauceronne revient sur ce motif, quoique dans les faits et dans l’effet la ressemblance entre les deux œuvres demeure assez superficielle en définitive.
 
Trois ans après la disparition de sa petite Billie dont il est bien évidemment inconsolable, Bill Richard a quitté sa ville pour venir s’installer à Rivière Tremblante. Au même moment, Marnie revient dans ce bourg qui fut le théâtre de la disparition de son ami d’enfance Michael il y a plus d’un quart de siècle, alors que le gamin et elle s’amusaient tout près de la rivière. Or, peu de temps après l’arrivée du premier et le retour de la seconde, un autre enfant disparaît, et nos deux protagonistes se voient soupçonnés d’être liés à cette nouvelle tragédie.
 
Ni polar ni thriller au sens propre (l’auteur préfère l’étiquette de « suspense psychologique »), Rivière Tremblante s’attarde peu au dévoilement de l’identité du ou des ravisseurs de Billie ou à ce qui est réellement arrivé à Michael, et braque plutôt ses projecteurs sur les survivants de ces drames, sur leur impossible deuil. D’ailleurs, rien qu’au Québec, de Sébastien Métivier à Cédrika Provencher, les disparitions d’enfants qui ne connaissent jamais de résolution ou de dénouement heureux ne sont pas rares.
 
Ce sont donc l’insondable tristesse de Bill, son étouffant sentiment de culpabilité qui intéressent Andrée A. Michaud, dans ce roman qui aborde également les thèmes de l’extrême fragilité de l’enfance, mais aussi de la fragilité du bonheur et de la fugacité des souvenirs auxquels les personnages s’accrochent néanmoins. Tourmentée par une sorte d’amnésie sélective comme l’héroïne du film homonyme d’Alfred Hitchcock (les références cinématographiques sont une marque de commerce de la romancière, depuis toujours grande cinéphile), Marnie doit composer avec l’horreur de ne pouvoir se rappeler ce qui s’est passé exactement le jour fatidique où Michael a disparu, des mots qu’il avait prononcés juste avant de lui être enlevé à tout jamais.
 
Voilà des thèmes austères et graves, que l’écrivaine sait aborder avec la finesse et l’intelligence qu’on lui connaît, avec juste ce qu’il faut de compassion pour ses personnages, sans jamais sombrer dans le mélodrame ou la sensiblerie. Ainsi qu’en témoignait son précédent roman, Lazy Bird, plus près du polar en bonne et due forme, Andrée A. Michaud a beaucoup fréquenté le roman noir, suffisamment pour maîtriser l’art de maintenir suspense et mystère au fil des pages, de déjouer les expectatives du lecteur. Si, en définitive, elle ne propose pas de solution aux énigmes orchestrées ici, c’est tout simplement parce qu’elle sait que dans un roman comme dans la vie, il reste toujours une part d’ombre qui défie toute possibilité d’expliquer, de comprendre.

Bibliographie :
Clandestino, Sergio Kokis, Lévesque éditeur, 258 p. | 25$
Rivière tremblante, Andrée A. Michaud, Québec Amérique, 368 p. | 24,95$

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