Écrire pour effacer ou révéler

77
Publicité

L’expression « blanc dehors », qui donne son titre au plus récent opus de l’essayiste et romancière Martine Delvaux, désigne un phénomène optique atmosphérique particulier aux régions nordiques qui efface les contrastes. Tout le paysage se nimbe d’une lueur blanche uniforme à cause d’un ciel bas, de neige au sol et de visibilité réduite.

En deuil de père et de repères
Cette absence de repères, c’est bien celle avec laquelle doit composer la narratrice, quadragénaire née à l’hôpital Jeffery Hale à Québec d’une mère fille de bonne famille et de son amoureux inconnu, adonis scandinave anonyme qui a refusé la paternité, préférant fuir on ne sait où. « C’est la fin et le début de l’histoire », écrit-elle d’entrée de jeu. « On me demande ce que ça me fait de ne pas savoir qui est mon père. » Une vie plus tard, cette femme à qui Delvaux prête sa voix et sa plume « déplie la mémoire », pour reprendre une des images puissamment poétiques auxquelles carbure ce texte aux accents autofictionnels.

Au cœur de son récit, l’écrivaine a placé la blancheur aveuglante de cette soirée du mois de décembre 1968 où elle vint au monde à la grande honte de sa famille bourgeoise et catholique. Pour ne pas perdre la face devant ses voisins, des gens de bien de ville Saint-Laurent, la grand-mère a envoyé la pécheresse en exil dans la capitale, pour qu’elle y accouche et confie le fruit de son péché à un orphelinat dirigé par des religieuses. C’est bien ce que la mère se résolut à faire d’abord – deuxième abandon pour ce bébé encore inconscient de l’enjeu qu’il est devenu –, mais elle se ravisera, choisira au mépris de conventions sociales la maternité sans homme. Parce que comme la nature, elle a horreur du vide, après avoir de son propre aveu tourné trop longtemps autour du pot, du projet d’écriture, la fille devenue adulte écrit sur le manque, sur l’absence, tente de combler les ellipses et les éclipses de son histoire personnelle.

« Ma vie est un polar sans meurtres, sans détectives et sans victimes, un film mal casté et mal monté », dira encore notre narratrice, nous proposant du coup le résumé le mieux trouvé qui puisse être de son entreprise romanesque. Mais il y a plus, et on aurait tort de ne pas souligner la finesse de la reconstitution d’époque qui soutient et sous-tend Blanc dehors. Martine Delvaux évoque quelques événements-clés qui jalonnent les cinquante dernières années de l’Histoire québécoise, dont plusieurs ont à voir avec la condition féminine : la mise en place en 1967, par le premier ministre Pearson, de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme, la légalisation du divorce, l’ouverture de la première clinique d’avortement du docteur Morgentaler, la crise d’Octobre, etc. Elle le fait avec doigté, sans insister ni céder à la tentation documentaire.

Portrait de famille, tableau d’époque, enquête sur les origines, Blanc dehors est porté par un style à la fois sobre et lumineux, qui fait fi de la douleur au cœur du propos. À des lieues de ces témoignages larmoyants sur le père manquant qui encombrent les rayons de nos bibliothèques et librairies, voici un livre profondément littéraire, à l’écriture raffinée et maîtrisée, à la fois libérateur et émouvant.

Sortir ou rentrer la tête
Ces dernières années, il s’était fait rare, Mario Girard alias Marie Auger, dont les six premiers romans publiés coup sur coup entre 1996 et 2003 avaient impressionné plus d’un lecteur, à commencer par le signataire de ces lignes. Difficile à imaginer qu’il ne nous avait rien offert de neuf depuis plus de dix ans. Raison de plus pour se réjouir de voir paraître cet automne Carapace, qui signale le retour de cet iconoclaste écrivain.

Musicienne sans domicile fixe, fille spirituelle de Kurt Cobain, Alice chante Come As You Are, About a Girl et autres tounes de Nirvana ou alors ses propres compositions sur les trottoirs et dans les parcs de la ville. Flanquée de son fidèle compagnon félin Maurice, elle voyage léger. Dans une poussette, elle trimballe ce qu’elle considère comme l’essentiel, le minimum vital : sa vieille guitare sans nom, son parapluie et son casque de guerre en métal. Alice se prend pour une tortue, d’où le titre de ce roman aux allures de poème en prose, aux parfums de blues urbain. De ses propres dires, elle rentre la tête dans sa carapace pour s’enfuir dès qu’elle sent poindre un danger, quel qu’il soit.

Alice s’est rasé le crâne pour passer pour une cancéreuse et s’attirer la sympathie et les sous des passants. Elle se gave de « pilules pour toutes sortes d’affaires » parce qu’elle a tout de même peur d’être malades. Avec un S, pour toutes sortes de maladies. C’est effrayant les maladies, parce que « c’est là pour essayer de nous tuer ». Alice, se dit-on par moments, n’a peut-être pas toute sa tête rasée de près. Ses troubles, ses problèmes qui l’ont menée à la rue seraient-ils liés à cette blessure ancienne, celle de l’abandon par sa mère, qui a déserté le foyer familial quand Alice avait dix ans? Alice a grandi seule avec son père, dans une maison où ni l’un ni l’autre ne faisait le ménage en signe de protestation contre la déserteuse. Mais ne sombrons pas dans le psychologisme, que ne fréquente guère l’auteur.

Ponctué par les tablatures et les grilles d’accord des chansons d’Alice, Carapace, c’est la chronique d’une dérive hallucinée, d’un naufrage, livrée sur un ton poétique qui n’est pas sans rappeler à la fois Sol et Réjean Ducharme. Et si « écrire, c’est d’abord n’être pas vu », comme l’affirme Annie Ernaux citée en exergue par Marie Auger, ce septième roman nous ébloui par la capacité de son auteur d’être partout dans ces pages tout en s’effaçant derrière son personnage candide et attachant, emblématique de notre époque en mal de certitudes.

Publicité