Drames intimes

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«On ne peut écrire de grande oeuvre à propos d'une puce», prétendait Herman Melville, qui nous a donné une majestueuse illustration de ce précepte en lançant ses personnages à la chasse au cétacé que l'on sait. N'en déplaise à l'auteur de Moby Dick, il arrive néanmoins que des oeuvres aux enjeux moins spectaculaires nous touchent aussi. En voici deux exemples récents tirés de la littérature d'ici…

Je l’écris d’emblée, pour éviter que raseurs et râleurs m’accusent de dissimuler mes accointances: je connais Gil Courtemanche depuis des années, je l’avais autrefois recruté comme collaborateur dans ces pages et à l’émission Bouquinville, que j’ai animée à l’antenne de la défunte Chaîne culturelle de Radio-Canada. Qui plus est, j’ai toujours éprouvé une amitié teintée d’admiration pour l’auteur d’Un dimanche à la piscine à Kigali comme pour le chroniqueur aux inébranlables convictions humanistes. C’est donc avec plaisir que je l’ai rejoint l’autre soir à une table de son nouveau bistro fétiche de la rue Bernard. Cela dit, le fait que Courtemanche et moi ne nous étions guère croisés ces dernières années s’expliquait sans doute par son séjour prolongé aux Pays-Bas, où il couvrait comme journaliste les travaux de la Cour internationale de justice qui lui ont inspiré son roman paru l’automne dernier, Le monde, le lézard et moi, et qu’il a sans doute raison de me reprocher de n’avoir pas encore lu.

Entre une bouchée de poisson et une lampée de rouge, nous avons plutôt causé de son récent bouquin autobiographique, cette manière de lettre à une épouse en allée qu’il a intitulée Je ne veux pas mourir seul. Nous ne nous sommes pas appesantis sur le sujet, histoire de préserver ma liberté de lecteur. Après tout, je connais bien Courtemanche ainsi que celle qu’il faut désormais désigner comme son ex-femme; j’étais l’un des convives à leurs noces, dans ce resto italien près de chez moi où nous avions nos habitudes, il n’y a pas si longtemps. C’est vous dire à quel point ce drame me touche de près, moi qui croyais avoir aussi donné au chapitre du chagrin d’amour que l’on porte sur son dos comme une coquille d’escargot.

«Je croyais profondément que le bonheur et l’amour protégeaient contre les maladies», écrit Courtemanche dans ce récit délibérément impudique, qui se veut l’autopsie de son naufrage conjugal et sa propre biopsie. C’est en effet coup sur coup que l’écrivain et journaliste a appris la fin de son couple et le début de son cancer. Dans Je ne veux pas mourir seul, il se met à nu, irrémédiablement, ne nous épargnant aucun détail sur la décrépitude du corps, le calvaire du cancéreux, le ratage sentimental, la douleur physique et morale, la détresse, le désespoir. Courtemanche n’a plus 20 ans, il le sait, et c’est avec cette lucidité triste et totale — la même dont il avait doté les héros de ses romans, la même dont il fait preuve dans ses chroniques hebdomadaires du Devoir — qu’il contemple le crépuscule de sa vie.

Les hommes sont souvent les artisans de leur propre malheur, mon ami Courtemanche ne l’ignore certes pas. Et si Je ne veux pas mourir seul m’a tant ému, au-delà de mes liens personnels avec les protagonistes, c’est que l’écrivain a su trouver les mots justes, les mots vrais et donner une forme aussi belle que tragique à ce requiem pour un amour fané.

Née de père inconnu
Après cinq recueils de nouvelles assez chaleureusement accueillis par le public, la critique et l’institution (Nouvelles d’autres mères avait en outre remporté le prix Adrienne-Choquette en 2004), Suzanne Myre fait le saut dans l’univers du roman — que les esprits obtus qualifient de «cour des grands» — avec Dans sa bulle, un bouquin marqué aux sceaux de l’humour caustique et de la fausse légèreté qui avaient justement fait le succès de ses précédents ouvrages.

La bulle en question, c’est celle que Mélisse Leblanc, l’héroïne et narratrice du roman, aime réintégrer le plus souvent possible pour tromper à l’occasion son quotidien qu’on aurait tort de croire lugubre. En effet, Mélisse travaille dans l’aile des soins de longue durée d’un hôpital où s’entassent des malades qui attendent l’heure de l’échéance, mais la jeune femme ne craint ni la mort ni la vieillesse et trouve dans son travail une certaine paix de l’âme. Le seul hic, c’est qu’elle y côtoie des collègues qu’elle n’apprécie pas toujours. À ses petites contrariétés professionnelles s’ajoute un monstre marin qui guette Mélisse du fond de la piscine où elle a pris l’habitude d’aller nager dans son vieux maillot élimé dans l’espoir de se détendre, de se laver de ses ennuis et, surtout, de ce père inconnu dont l’absence pèse lourd sur elle, si vous me permettez la tournure incongrue.

Pour y travailler quotidiennement depuis des années, en marge de son oeuvre littéraire, à titre de brancardière, Suzanne Myre connaît intimement cet univers où elle a choisi de camper son roman. Cette familiarité avec les lieux se sent à chaque page. Car ce microcosme hanté par les échos et les odeurs de la détresse humaine, elle le décrit avec beaucoup de justesse, sans complaisance et sans pathos non plus, avec cette ironie grinçante qu’elle a imposée comme sa marque de commerce. Il en va de même pour ces autres personnages, volontiers pittoresques, qu’elle croque de ces vifs coups de crayon, dans ce style cinglant et si personnel: son confrère David, beau comme un dieu, au charme duquel elle voudrait rester imperméable; sa consoeur Ginette, passionnée de «gratteux»; M. Gouin, ce philosophe du dimanche imbattable au Scrabble et, enfin, le séduisant mais énigmatique docteur Henry.

Alors qu’elle avait beaucoup écrit sur la figure de la mère, Suzanne Myre avait à ce jour peu abordé celle du père — contrepartie fondamentale. C’est désormais chose faite dans cet ouvrage dont la fausse légèreté ne gomme absolument pas la gravité du propos. Ce n’est d’ailleurs pas la moindre qualité de ce livre et de son auteure que de dissimuler des réflexions essentielles sur le lien père-fille, le rapport au temps et à la mort, sous des atours de vaudeville enjoué. La romancière a gardé du genre narratif bref un sens imparable de la formule qui fait mouche et de la construction dramatique serrée. Et si en un sens la chute de ce premier roman (que je tairai, n’ayez crainte) a le défaut d’être un chouïa prévisible, elle a aussi le mérite d’être cohérente.

Bibliographie :
Dans sa bulle, Suzanne Myre, Marchand de feuilles, 416 p. | 29,95$
Je ne veux pas mourir seul, Gil Courtemanche, Boréal, 168 p. | 19,95$

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