Mahigan Lepage se mesure au bourgeonnement monstre de huit mégapoles asiatiques dans Big Bang City, ensorcelants carnets de voyage.

C’était Berlin et c’était franchement soulageant d’enfin arriver à destination, épuisé que j’étais par trop d’heures d’avion et par cette gentille vieille dame, ma voisine de siège, qui me réveillait toutes les trente minutes afin de se rendre aux toilettes.

Nous voici donc, ma blonde et moi, devant cette gigantesque porte à sonner chez la voisine de celle dont nous louions pour une semaine le coquet appartement repéré sur Airbnb (elle-même partie voir du pays, en Géorgie). La voisine en question devait nous filer les clés. Drelin-drelin. Pas de réponse. Re-drelin-drelin, quelques minutes plus tard. Silence radio, encore. Et voilà que j’entreprends de drelin-drelin tous les appartements du building : toujours rien. Petite panique.

Après m’être résolu à ouvrir mon téléphone – malgré les frais d’itinérance prohibitifs –, j’apprendrais par message texte que la voisine de celle dont nous louions pour une semaine l’appartement avait laissé les clés au comptoir d’un dépanneur, sur la rue passante la plus proche. Je les récupérerais bientôt après de laborieuses palabres avec le jeune commis, qui parviendrait à me faire comprendre que son patron m’attendait dehors, en fumant de la shisha, avec les clés. J’en ai évidemment profité pour acheter trois bières. J’en boirais une sur le chemin du retour à l’appart, question de faire descendre le restant de frousse logé dans ma poitrine. Ouf, chérie, on a failli dormir dehors. 

Gros scoop : je n’ai rien d’un grand voyageur. Pas pantoute aventurier, le chroniqueur, pas pantoute intrépide. Ma frousse berlinoise : une froussette, je le sais très bien. Je suis de ceux dont Mahigan Lepage pourrait se payer la gueule. Mais Mahigan Lepage n’est pas du tout du genre à se payer la gueule de qui que ce soit. C’est beaucoup d’ailleurs cette empathie qui donne à ses carnets de voyage réunis sous le titre Big Bang City leur étonnante chaleur, malgré la singularité des lieux que nous découvrons à travers son regard sagace et émerveillé, se méfiant toujours de ses propres biais, de ses propres préjugés.

Toujours est-il qu’en arrivant en pleine nuit à Kolkata, une des huit mégapoles asiatiques où il a séjourné de mai à décembre 2013, l’écrivain devrait rapidement, face à tous ces hôtels fermés jusqu’aux aurores, se rendre à l’évidence : il faudrait roupillonner à la belle étoile.

« Et je me disais : moi qui ai vu tant de gens dormir dans la rue pendant mes voyages, c’est justice qu’une ville maintenant m’en impose l’expérience », écrit celui qui ne se serait sans doute pas affolé comme l’auteur de ces lignes s’il n’avait pas pu accéder immédiatement à son appartement allemand. « J’ai traversé la nuit de Kolkata sur un banc, abrité de la pluie sous une bâche. Rien de très remarquable. Loin, très loin d’une existence entièrement gagnée sur le difficile, comme celle de centaines de milliers de Calcuttiens qui vivent sur le béton toutes les heures de toutes les années. Si ce n’est que je me suis fait dévorer par des insectes voraces. »   

Refuser de devenir l’intrus

Mahigan Lepage avance donc dans ces villes de plus de dix millions d’habitants que sont Manille, Jakarta, Beijing, Shanghai, Kolkata, Delhi, Mumbai et Bangkok, fasciné par la quantité de bâtiments, de routes et de trottoirs dessinant tranquillement des structures naissantes mais fragmentaires, qui peinent encore à organiser optimalement le quotidien de ceux qui y vivent nombreux. Très nombreux.

Inspiré par Baudelaire, le poète lauréat du prix Émile-Nelligan 2011 (pour son recueil Relief) emploie d’ailleurs l’évocatrice expression « villes nombres » pour désigner ces lieux où l’ancien et le neuf, le beau et le laid, la pauvreté et la richesse, l’espoir et son contraire se côtoient et se chevauchent, sans qu’on ne sache toujours les distinguer.

Dans de brefs textes écrits au jour le jour dans sa chambre d’hôtel ou dans un café, le bourlingueur se désole en mesurant l’étendue du commerce du sexe, visite de tentaculaires centres commerciaux ou s’amuse devant le génie humain mis au service de la création d’invraisemblables moyens de transport (le tricycle à moteur de Manille ou le tana rickshaw de Kolkata, une carriole tirée par un homme). Après une longue marche, le Québécois débouche enfin sur la vieille ville de Jakarta, pour constater qu’il ne s’agit, comme c’est le cas de la plupart des proverbiales attractions-à-voir-absolument, que d’une sorte de musée. Que d’une énième carte postale au cœur de laquelle déambuler.

Mahigan Lepage n’est surtout pas, vous l’aurez compris, ce type de touriste devant cocher sur une liste tous les must-see d’une ville, mais pas non plus ce type de voyageur encore plus détestable, pourchassant sans relâche ni jugement l’« expérience authentique », nouveau Graal du globe-trotter occidental qui brandira ensuite sur les réseaux sociaux son séjour plus vrai que le tien. Incroyable de grossièreté, mais néanmoins vrai : à Mumbai, des agences proposent des visites de Dharavi, le plus grand bidonville d’Asie. « Même si votre guide vous parle des industries de la cité et vous emmène manger chez l’habitant, rien ne pourra faire de votre présence [là-bas] autre chose qu’une intrusion », remarque Lepage avec pudeur et lucidité.

Alors que toute la planète semble plus que jamais accessible – excusez le cliché –, celui qui voyage pour écrire se heurte dans ses pérégrinations à des quartiers où l’étranger, celui qui vient d’ailleurs, fait saillie, parce que l’étranger, en général, n’y met jamais les pieds. La ville, que l’on en soit partie prenante, ou que l’on y avance en visiteur, impose ses sentiers balisés, auxquels se soustraire nécessite de la vigilance, des efforts ainsi qu’une tolérance certaine face aux lorgnades ahuries des locaux qui se demandent ce que vous pouvez bien venir faire dans ce coin perdu de la cité.

« C’est la difficulté d’explorer les mégapoles du nombre. En dehors de certains quartiers délimités, votre seule présence cause une sorte de commotion. Pas d’incognito. On est constamment marqué. » À Berlin, sans les clés nous permettant d’accéder à un appart bobo, comme dans une rue anonyme d’Asie : impossible d’échapper à ses peurs, à sa culture et à sa propre identité. C’est sans doute le plus grand deuil du voyageur que de constater qu’il demeurera éternellement impossible d’échapper à soi-même.  

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