Des gens ben ordinaires

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Me serais-je laissé inspirer par le bicentenaire de la naissance d'Edgar Allan Poe, père fondateur du genre policier, ou par le vingtième anniversaire de la disparition de Georges Simenon? Il semble en tout cas que même sans l'avoir prémédité, je me sois plongé dans des romans qui flirtent de près ou de loin avec le genre noir inauguré par le célèbre Bostonnais, et auquel le non moins fameux Liégeois a donné ses lettres de noblesse dans la francophonie.

Bien que dans l’esprit de plusieurs il soit associé à la saga historique, ne serait-ce que pour sa trilogie «La naissance d’une nation» (composée des romans Thérèse, Marie et Émilienne), Pierre Caron n’en demeure pas moins un grand connaisseur de polar qui a fréquenté assidûment Georges Simenon, autant l’œuvre que l’homme. On se souvient d’ailleurs de son récit Mon ami Simenon, qui relatait dans le détail la relation cordiale que l’écrivain, journaliste, chroniqueur et avocat a entretenue pendant des années avec le créateur du commissaire Maigret.

L’appel du mystère
L’évocation de l’univers romanesque d’un des plus illustres fils de Liège n’est certes pas fortuite, puisque son influence sur Caron m’est apparue manifeste à la lecture de Letendre et l’homme de rien, premier volet d’une série fort prometteuse mettant en scène un collectionneur de livres anciens entraîné malgré lui dans une histoire de meurtre sanglant. Une influence manifeste surtout dans la manière plutôt que dans le style, encore que Caron ait de toute évidence retenu les leçons de son mentor sur l’efficacité de la transparence et le rejet des effets d’écriture. Plutôt que de miser sur des revirements de situation improbables, des coups de théâtre et des péripéties prétendument haletantes mais souvent guère crédibles, Caron privilégie ici une histoire simple, racontée simplement, portée par des personnages «ordinaires» et attachants.

Décontenancé par l’assassinat de Loucka, cet «homme de rien» qui devait lui procurer une rarissime édition originale des Liaisons dangereuses de Laclos, Letendre décide de mener sa propre enquête, même s’il a bien conscience qu’«un meurtre n’est pas l’occasion de jouer les personnages de roman». Essaie-t-il de compenser pour la disparition de sa femme, survenue il y a plusieurs années, et qui n’a jamais été élucidée? Avec pour seuls outils son intuition et l’aide de quelques proches et amis, il entreprend cette investigation criminelle qui le conduira jusqu’à Prague et le plongera, au péril de son existence même, dans une histoire de complot mystérieux aux ramifications internationales. Le tout nous est raconté de la manière la plus simple par Caron, qui aime bien jouer à cache-cache avec son lecteur, mais refuse obstinément les poudres et les fumées, les sueurs froides et parfois forcées, désormais associées aux thrillers américains contemporains. Ce choix esthétique, voire idéologique, n’est pas sans évoquer aussi la manière de Chrystine Brouillet dans ses Maud Graham. Il implique que l’auteur tienne le pari de susciter (et de maintenir!) l’intérêt par la force tranquille de son intrigue et de sa plume, par le degré de sympathie généré par ses personnages.

À n’en pas douter, Georges Simenon, qui n’avait pas hésité jadis à encourager Pierre Caron à embrasser la vocation littéraire, serait sans doute fier de ne s’être pas trompé sur le talent de son admirateur et ami. Et nul doute qu’il voudrait lui aussi connaître la suite des aventures de Letendre, dont le prochain volet, Letendre et les âmes mortes, devrait paraître à l’automne.

Au village, ils se sont moqués…
Premier roman de Julie Mazzieri, Québécoise expatriée en Corse, Le discours sur la tombe de l’idiot commence aussi avec le meurtre d’un «homme de rien», en l’occurrence l’idiot du village, qui osait pisser à la porte de la mairie de Chester. Dès le début de l’histoire, nous savons que c’est le maire et son adjoint qui ont enlevé puis jeté l’idiot au fond d’un puits pour qu’il y meure. Au contraire de Caron, la romancière dévoile donc son jeu dès les premières pages, rompant avec une tradition dominante en polar, et ce, histoire de mieux se concentrer sur le stratagème des criminels pour désigner un coupable. Comme la disparition de la victime coïncide avec l’arrivée dans les parages de Paul Barabé, un ouvrier récemment installé à la ferme des Fouquet, le maire voit en celui-ci le bouc émissaire idéal, alors que son complice, asphyxié par la culpabilité, risque de passer aux aveux…

Disons-le d’emblée: pour un premier roman, c’est un tour de force que signe ici Mazzieri, diplômée en traduction qui travaille, à ce titre, sur un inédit de Jane Bowles. Parce qu’elle semble plus préoccupée par le tableau de ce monde rural, tissé serré, indifférent à la violence qui le traverse, la romancière donne l’impression de destiner son livre à une autre tablette que celle du roman noir. Pourtant, elle s’y rattache par la fine analyse des mœurs peu honorables des citoyens de Chester. Et qu’importe donc que ce demeuré ait disparu? Qu’importe qu’on retrouve ensuite le cadavre d’une étrangère frivole dans un champ? De toute façon, tout porte à croire que le coupable est cet étranger qui n’a pas gagné le droit d’exister dans la communauté, non?

On les connaît, ces villageois qui vivent en vase clos, réfractaires aux marginaux, à tous ceux qui ne sont pas «de souche» ou qui oseraient troubler l’ordre établi. On les connaît pour avoir vu à l’œuvre leur frilosité maladive, au Québec comme ailleurs. Heureusement, au-delà du propos sociologique, ce livre doit son intérêt à l’écriture maîtrisée et limpide de Julie Mazzieri, à ses phrases lapidaires qui évitent les écueils du mélodrame ou du sermon. Dénué de tout sentimentalisme, ce roman s’impose en toute simplicité comme le premier jalon dans l’œuvre d’une auteure qu’il faudra de toute évidence suivre à la trace.

Bibliographie :
Letendre et l’homme de rien, Pierre Caron, Fides, 344 p. | 24,95$
Le discours sur la tombe de l’idiot, Julie Mazzieri, Éd. José Corti,246 p. | 31,95$

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