Dépaysantes retrouvailles

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Plonger dans les pages d'un ouvrage d'un auteur qu'on a apprécié par le passé s'apparente à un rendez-vous avec une vieille connaissance qu'on avait momentanément perdue de vue et dont on se réjouit d'avoir des nouvelles. La lecture de nouveaux ouvrages signés Émilie Andrewes, Esther Croft et Lynn Diamond m'a justement procuré des expériences de cet ordre.

Orient extrême
Détentrice d’un baccalauréat en anthropologie, Émilie Andrewes nous avait offert en 2004 Les mouches pauvres d’Ésope (une histoire d’amitié contrariée et d’amours déçues mettant en scène quatre amis qui se réunissent mensuellement autour d’un souper devenu traditionnel, dont j’ai gardé un excellent souvenir) et, en 2006, Eldon d’or (les confessions d’un aïeul à son petit-fils, que je n’ai hélas pas lu). On peut apprécier chez elle cette aisance à camper des personnages crédibles, aussi intrigants qu’attachants, et à les faire évoluer dans des ambiances et des décors également fascinants.

Avec Les cages humaines, la jeune romancière nous propose une aventure dépaysante à plus d’un point de vue. Ses héros, Lian et Fushi, vivent à Hong-Kong, capitale mondiale de la contrefaçon. Lian possède un travail des plus harassants: il est l’un des salariés d’une entreprise de sollicitation téléphonique. Pour tromper l’ennui, il fréquente le Revolving Café, dont les strip-teaseuses électroniques l’obsèdent tant qu’il en vient à se demander si elles ne seraient pas réelles. L’objet de son obsession changera avec la rencontre de Mei, une ravissante blonde en chair et en os, parfumée à la fleur de prunier, qui danse pour les clients d’un bordel malfamé, dont ce médecin canadien paumé et pervers, installé dans un véritable trou à rats.

Du marché des oiseaux de Yuen Po Street Garden où Lian espère trouver le volatile qui lui portera chance au bar de chiens et de chiennes sacrés, en passant par le Victoria Park où des vieillards dansent au son du disco, Émilie Andrewes nous entraîne dans des lieux exotiques à souhait, où les thèmes de la débauche, de la prostitution, de l’homosexualité latente ou manifeste et l’obsession du gain matériel se conjuguent au rythme d’une écriture soignée, volontiers sensuelle. Plus encore, sans nourrir aucune prétention de sinologue, l’auteure brosse néanmoins ici un saisissant tableau de la cohabitation entre tradition et modernité dans cette Chine encore mystérieuse pour la plupart des lecteurs occidentaux.

Surgit l’imprévu…
Bien moins exotiques mais tout aussi dépaysants, les lieux qu’habitent les personnages de la dizaine de nouvelles réunies dans Les rendez-vous manqués d’Esther Croft. «Le boisé de l’université», par exemple, met en scène un sinistre déficient intellectuel devenu meurtrier en série et rappelle certains faits divers sordides survenus il y a quelques années sur le campus de mon alma mater à Sainte-Foy. Dans «Avant qu’il soit trop tard», les vitupérations somme toute banales de deux copines sur leur conjoint respectif et les hommes en général sont soudain bien insignifiantes en regard de la tragédie qui arrive sans crier gare et les prend de court. Dans «La fête nationale», peut-être le texte le plus poignant, qui d’ailleurs clôt le recueil, l’histoire d’une vieille dame qui s’est écroulée sur le trottoir de la rue Cartier, à Québec, un 23 juin, donnera matière à réfléchir à la notion de solidarité et, surtout, à la façon dont on peut perdre foi en la collectivité à laquelle on appartient.

D’autres lecteurs avant moi ont remarqué le changement de registre dans l’écriture de l’écrivaine, deux fois lauréate du prestigieux prix Adrienne-Choquette de la nouvelle. Paradoxalement, le virage s’était en fait amorcé avec un roman, De belles paroles, qui fit office de charnière entre ses trois premiers recueils de fictions brèves, au propos quasi psychanalytique (La mémoire à deux faces, Au commencement était le froid, Tu ne mourras pas) et Le reste du temps, auquel fait écho le plus récent ouvrage. Tout aussi envoûtante qu’à ses débuts mais encore plus habitée, la prose d’Esther Croft touche sans tricherie, en visant l’émotion plutôt que la sensiblerie. En cela, elle s’apparente à celle de Suzanne Jacob, elle aussi passée maîtresse dans l’art d’exprimer en peu de mots l’indicible de l’âme humaine.

L’auteure a dédié ce plus récent livre, paru en même temps que la réédition bienvenue de Tu ne mourras pas, aux étudiantes et étudiants de ses ateliers d’écriture qui, selon elle, l’ont maintenue «en état de vigilance par leurs propres battements de mots». Pour moi qui ai eu la chance d’avoir comme professeure cette grande dame de nos lettres contemporaines il y a un quart de siècle, j’ai reçu Les rendez-vous manqués comme une nouvelle leçon d’écriture, mais, surtout, un véritable cadeau.

Qu’est-ce qu’on a fait de nos rêves?
Cette question, que chantait le regretté Sylvain Lelièvre en distillant une coutumière et douloureuse mélancolie, m’est revenue en tête à la lecture du quatrième livre de Lynn Diamond, Leslie Muller ou le principe d’incertitude. Le livre met en scène une poignée de militants engagés en Amérique latine au début des années 80, dont les chemins sont appelés à se recroiser au fil du quart de siècle qui suivra.

De Montréal à Paris, en passant par New York, le Mexique et Lanaudière, la narratrice, qui donne son nom au livre, son conjoint Joshua, l’anthropologue Anna et son compagnon Max, prof de psychologie, la documentariste Tammy et la benjamine Lili continuent de partager leurs expériences communes, leurs méditations sur l’existence, l’action sociale et l’amour. Mais on a quasiment l’impression que Lynn Diamond se préoccupe davantage de ce que ces personnages, surtout l’héroïne, n’osent pas nommer, et c’est justement ce noyau d’ombre et de silence sur lequel Leslie a érigé son univers qui fait l’intérêt du roman.

Parsemé de clins d’œil à Ingmar Bergman et à Herman Hesse, Leslie Muller ou le principe d’incertitude esquisse dans un style lyrique le portrait d’une génération qui a baissé les bras, qui a renoncé à ses idéaux, qui s’est en somme embourgeoisée. Mais davantage qu’un portrait de génération, Lynn Diamond semble avoir voulu tendre un miroir à la société contemporaine, qui pèche par complaisance et par relativisme tous azimuts. Et même si on aurait souhaité des personnages mieux cernés, une ligne dramatique plus claire, on doit prendre ici acte de l’amer constat d’un échec aux répercussions désespérantes sur l’état du monde que nous laisserons aux enfants encore à naître. Vraiment rien de bien reluisant.

Bibliographie :
Les cages humaines, Émilie Andrewes, XYZ, 198 p. | 20$
Les Rendez-vous manqués, Esther Croft, Lévesque éditeur, 104 p. | 18$
Leslie Muller ou le principe d’incertitude, Lynn Diamond, Triptyque, 206 p. | 20$

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