Comme en marge du réel

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De la littérature considérée comme une invitation à la bourlingue, un appel au voyage immobile en marge du réel : l'idée n'est pas neuve, et a même des airs de lieux communs. Elle n'en est cependant pas moins vraie, ainsi qu'en témoignent ces titres retenus parmi la fournée de la saison littéraire en cours.

L’ange vagabond

On a connu Jean Pierre Girard comme nouvelliste — l’un de nos plus brillants, cela dit —, mais le lauréat du prix Adrienne-Choquette 1990 (pour Silences) a depuis entrepris une ambitieuse « octologie » romanesque, La Cathédrale, dont Les Inventés (1999) constituait la pierre d’assise. Manière de divertimento publié à l’été 2001 dans Le Devoir, le feuilleton L’Est en West retrace ses pérégrinations en Westfalia en compagnie de sa fille Aurélie et de leur chien, M. Savon. Ce sont ces chroniques de voyage, augmentées de quelques inédits, qu’on a eu la bonne idée de réunir sous la double signature du père et de sa fille dans l’excellente collection Mains libres pour éviter que ces souvenirs ne sombrent dans l’oubli.

À la relecture, on est frappé par la cohérence de ces vagabondages. Virtuose de la digression, Girard est doté d’un remarquable sens de la construction, d’un flair pour la métaphore filée et d’un impressionnant esprit de synthèse. Rien chez lui n’est jamais gratuit, et il faut applaudir la manière subtile avec laquelle il organise des anecdotes en apparence incongrues, le récit de ses rencontres fortuites avec ceux qu’il appelle ses « Anges de la route », le compte rendu de ses échanges épistolaires avec ses lecteurs, des considérations esthétiques sur notre rapport au monde et à la culture, de même que les mots d’enfant pleins de sagesse de la belle Aurélie qui, décidément, a de qui tenir.

« La littérature qui singe le vrai est donc une menteuse qui se croit, vous savez comme moi que ce sont les pires, lance Girard avec à-propos, et je suis presque désolé d’affirmer ici que le  » réel  » ne contient à peu près pas de  » vérité(s) « .» Ne serait-ce que pour ses méditations sur l’autofiction, pour son amusante quête des derniers mots de Dieu (tels qu’imaginés par ses lecteurs) ou encore les pages superbes relatant son pèlerinage dans le pays d’Anne Hébert, L’Est en West vaut le détour. Même si ce recueil se situe en marge de son œuvre officielle, on y trouve le meilleur de Girard : sa générosité, l’acuité de son regard toujours curieux, le foisonnement de sa pensée en perpétuelle ébullition. « Si mes livres ressemblent à cette série ? Non. Mes livres sont beaucoup plus drôles… », écrit-il en bout de course, comme pour nous inciter à lire et relire encore ces chroniques en attendant son prochain recueil de nouvelles, Je ne sais pas comment vous dire qui vous avez tué, à paraître au printemps.

L’appel du fleuve

Elle s’était isolée là où le Saint-Laurent se prend pour la mer, afin d’écrire. Et c’est bien ce qu’elle a fait, Christiane Frenette, dont on appréciait autant la poésie (Indigo nuit, Prix Octave-Crémazie 1986) que la prose romanesque (La Terre ferme, Prix du Gouverneur général 1998). Profitant d’un séjour en résidence au Camp littéraire Félix à Sainte-Luce-sur-Mer, elle a assemblé dans Celle qui marche sur du verre une collection d’histoires et de personnages, pareille en cela à cette Elsie (son alter ego ?) qui collectionne les tessons de verre multicolores.

Que la nouvelliste se soit ou non inspirée de gens rencontrés là-bas ou en d’autres lieux pour les fictions brèves réunies dans ce premier recueil importe peu. Comme le laissait entendre Girard dans ses réflexions sur le mimétisme en littérature, ce qui assure à une œuvre son intérêt, sa pertinence, c’est moins sa fidélité aux modèles du portrait que sa vérité intrinsèque, qui souvent transcende la réalité objective. On entend par là la vérité du moment, de l’émotion, du trait esquissé, la vérité de la formulation toujours juste et riche en sens, en lectures potentielles. Chez Christiane Frenette, cela tient au prodigieux équilibre de la phrase, mais aussi à l’irrémédiable appel de ce fleuve dont l’haleine salée charrie le cri des goélands, l’angélus et l’écho des voix du présent et du passé, auxquels la plume souveraine de la poète confère un souffle qu’il n’a peut-être jamais, sauf dans nos rêveries. « Que gagne-t-on ou que perd-on à la fin d’un livre ? s’interroge la nouvelliste en conclusion du dernier texte. La littérature ne t’aura pas appris à vivre – seulement à nommer le réel avec des mots qui contiennent quatre couleurs. »

Bestiaire du Pays Incertain

En notre Pays Incertain, le réel n’est jamais tout à fait tel qu’on nous a appris à le voir. Du moins, c’est ce qu’on a l’impression de déduire à lire et écouter les contes mutagènes de Jean-Marc Massie, qui fait paraître cet automne Delirium tremens, un CD-livre qui s’inscrit dans le sillage de La Dernière Tentation du Lys, son précédent ouvrage. Pour ceux et celles qui ne le connaîtraient pas, Massie, cofondateur (avec André Lemelin) et animateur des fameux « Dimanches du conte » de la Brasserie Le Sergent-Recruteur, est à l’image ses contes poétiques et surréalistes : une sorte d’extraterrestre, un jazzman du Verbe, un magicien de la Fable à moralité trouble, capable d’orchestrer une orgie de visions et de mots plus grands que nature… pour notre plus grand dépaysement et notre plus grand plaisir.

Préfacé par le conteur Jocelyn Bérubé, ce joli petit recueil (la facture visuelle est l’une des plus belles jamais concoctées chez Planète rebelle), Delirium tremens réunit sur papier et sur disque des histoires abracadabrantes qui puisent à la fois dans la tradition orale et dans une mythologie immémoriale et inventée, où évoluent d’insolites protagonistes qui expriment, la plupart du temps à leur insu, l’indicible condition des aliénés dans un monde en deuil de sens : l’enfant de la Pinto, la Démembreuse et son Tatoueur, le trappeur Gros Bill — ils sont tous là, les magnifiques mutants imaginés par un Massie en verve, digne fils spirituel des conteurs d’antan, manière de Jacques Ferron psychédélique pour le XXIe siècle.

On entre dans cet univers à ses risques et périls. On n’en ressort pas impunément. Et pour citer le slogan de la nouvelle série The Twilight Zone, « mieux vaut laisser votre idée du réel au vestiaire… »

Bibliographie :
L’Est en West, Aurélie et Jean Pierre Girard, Québec Amérique/Mains libres
Celle qui marchait sur du verre, Christiane Frenette, Boréal
Delirium tremens. Contes mutagènes, Jean-Marc Massie, Planète rebelle (CD-Livre)

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