Chronique pas inspirante

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Avec leur premier roman, Stéphanie Boulay et Alice Michaud-Lapointe offrent un salutaire contre-discours aux citations inspirantes qui pullulent sur le Web et dans nos vies.

Je viens tout juste de googler « citations inspirantes » et je le regrette déjà.

« Crois en tes rêves et ils se réaliseront peut-être. Crois en toi et ils se réaliseront sûrement. » 

« L’échec n’est qu’une opportunité de recommencer plus intelligemment. »

« Si vous ne courez pas après ce que vous voulez, vous ne l’aurez jamais. Si vous ne demandez pas, la réponse sera toujours non. Si vous ne faites pas un pas en avant, vous restez toujours au même endroit. »

Je pourrais continuer comme ça pendant 6000 caractères. Suffit d’ouvrir Facebook ou Instagram pour que le merveilleux monde de l’Internet déverse sur vous toute sa sédative sagesse – préférablement sur fond de soleil se réfugiant dans les eaux du lac. La pensée magique de la psychopop, qui ne bourgeonnait jadis qu’à l’ombre du rayon parfum de votre pharmacie de quartier, colonise désormais quotidiennement nos esprits par le biais des réseaux sociaux. Plus moyen de se péter la gueule sans en tirer une épiphanique leçon. Plus moyen de ne pas aspirer à devenir LE meilleur. Plus moyen de ne pas embrasser à bouche que veux-tu son yolo.

On peut toujours, heureusement, compter sur la littérature pour donner quelques nécessaires claques au visage de ces mensonges écrapoutissant sous le rouleau compresseur de l’optimisme aveugle la troublante et puissante complexité du réel. Les premiers romans de Stéphanie Boulay et Alice Michaud-Lapointe résonnent ainsi comme des cris stridents et fauves dans la nuit du lénifiant verbiage noyautant nos télés, nos journaux et, pire encore, notre conception de l’existence. Je viens de finir de les lire et j’imagine les deux filles débarquer dans une conférence du genre « Tu es l’artiste de ta vie » et hurler un salvateur « Fuck that bullshit ».

La différence indomptée
Mes excuses, je me suis emporté. Si À l’abri des hommes et des choses, premier livre de Stéphanie Boulay, est un livre colérique, sa colère en est une de lumière et d’espoir. Fable sur la beauté de la différence et la myopie d’une société ne la tolérant qu’après l’avoir domestiquée, le roman berce et choque à la fois, grâce à son écriture indomptée, éblouissant appel à écouter ce que les pas pareils ont à dire.

C’est l’histoire d’une fille qui « aime la nuit quand elle est douce et généreuse en bonheurs et réconforts ». Elle vit dans une maison rongée par la crasse et les souris, laissée à l’abandon par sa Titi, figure tutélaire – est-ce sa mère? est-ce sa sœur? – fréquemment visitée par les spectres de la noirceur. Cette enfant des bois collectionne les trèfles à quatre feuilles et passe beaucoup de temps au bord de l’eau, alors que son corps se transforme, que ses « parties secrètes » se mettent à saigner et qu’elle s’amourache de Mané. 

Que Stéphanie Boulay ait refusé d’employer des termes comme « bipolarité » pour nommer les maux de Titi, ou « déficience intellectuelle » pour décrire son héroïne néanmoins très sagace, la place déjà dans une ligue à part. En substituant certains mots usuels par ceux de l’instinct (« la douche […] n’était pas pareille comme la nôtre et que je ne savais même pas comment la faire pleuvoir », écrit-elle, ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres), la musicienne et membre des sœurs Boulay enracine dans une poésie ensauvagée sa vision à la fois cruelle et émerveillée du monde. Autrement dit : c’est de la littérature.

« Parfois, je crois qu’il faut savoir endormir ses soucis comme des bébés qui pleurent pour les remettre à plus tard, parce que d’autres choses pressent encore plus et que, de toute façon, la nuit porte conseil et efface souvent des tristesses qu’on pense qu’elle ne s’en iraient jamais. Et je le sais puisque je l’ai déjà expérimenté, moi qui ne suis pas plus folle qu’une autre et pas plus folle qu’on pense », assure la narratrice dans une langue d’enfant, pas forcément enfantine. Son chant, adressé à ceux pour qui la différence doit obligatoirement être neutralisée par des piqûres et des pilules, s’élève haut dans le ciel.

Le ressourcement et ses cauchemars
« On est chanceux, pareil, de vivre à une époque où la misère des autres est accessible en tout temps. Je trouve que ça donne un sentiment de contrôle vraiment pas déplaisant. Ça aide à se rappeler qu’il y a pire que nous. Ça rassure. Ça garde en vie. C’est sûr que ça booste l’ego. C’est l’fun, mettons tu passes une journée de marde, tu peux te dire qu’au moins t’es pas Debbie l’obèse morbide du Kentucky qui peut pas arrêter de manger les cendres de son mari, ni Ted le guitariste anorexique enterré vivant dans sa maison qu’il remplit de détritus depuis 1988 », observe une des narratrices suavement cyniques de Villégiature, en évoquant les My Strange Addiction, Extreme Couponing, Hoarding: Buried Alive et autres Sex Sent Me to the ER que consomment ses parents à Canal Vie.

Il ne s’agit que d’un des personnages clairvoyants, mais ne sachant comment utiliser son intelligence à d’autres fins que celle de la destruction des autres et d’eux-mêmes, qui peuplent ce deuxième livre d’Alice Michaud-Lapointe. C’est un Don Juan à la gomme pour qui l’amour tient du sport. C’est un comédien freluquet ne sachant libérer son esprit de l’étau d’une masculinité traditionnelle. C’est une jeune femme trop pétrifiée par la rancœur et la jalousie pour aider une passante en détresse. Ces touristes qui aboutiront tous dans le même complexe hôtelier quatre étoiles ne rêvent que de se libérer du rôle que leur a attribué la société, mais ne savent pas comment accomplir cette essentielle métamorphose, autrement qu’en semant chaos et détresse.

Comme dans Titre de transport, recueil de nouvelles paru en 2014, Alice Michaud-Lapointe ne cède jamais complètement au désenchantement, mais ne se refuse pas non plus à son capiteux plaisir. Aussi sensible que de mauvaise foi, elle conçoit toujours autant de compassion pour les marginaux que pour les brutes qui les ont marginalisés.

Caricature de l’industrie du séjour en nature permettant de renouer-avec-le-vrai-soi, Villégiature célèbre la voix de rebelles vivant en marge des citations inspirantes. Ils sont le cauchemar de ceux qui « disent des inepties comme : il n’y a pas de problèmes mais seulement des solutions, ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts […] ». Ils sont de nécessaires résistants.

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