Chacun ses bleus

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En littérature comme en chant, on mesure la valeur d'une œuvre au caractère personnel, voire unique de la voix. Parmi les nouveautés de la rentrée printanière québécoise, j'ai retenu ces titres où se fait entendre la petite musique bien personnelle — volontiers spleenétique comme le blues — de trois écrivains d'ici que l'on peut à juste titre considérer comme d'authentiques virtuoses de la plume.

Cette marine mélancolie

Au lendemain du décès de leur mère, ils s’étaient donné rendez-vous à Wells, sur la côte du Maine. Vingt ans plus tard, le frère et la sœur se retrouvent au même endroit, alors que cette fois c’est leur père qui vient de s’éteindre. Court roman constitué en fait de deux nouvelles, dont la première (« Plages du Maine ») avait paru initialement à la Nouvelle Barre du Jour en 1989, Wells de Suzanne Jacob envoûte d’entrée de jeu. Sans doute parce que l’auteure de L’Obéissance sait y mettre à profit cette plume précise et acérée qui est sienne pour procéder à une véritable biopsie sur le corps et l’âme de ses deux protagonistes.

Vous vous souvenez sans doute de la formule consacrée : « Famille, je vous hais ! »? Je ne saurais dire si la romancière partage cette aversion si bien exprimée par André Gide. Mais en savourant dans Wells sa fine analyse de l’entrelacs de sentiments — avouables ou pas — qui unissent les deux héros à leurs parents disparus, il m’a été difficile de ne pas songer au mot de l’auteur des Nourritures terrestres. Cela étant dit, il serait plus légitime de chercher les influences de Suzanne Jacob du côté de chez Anne Hébert. Chez l’une comme chez l’autre, point de mélodrame, même quand les thèmes s’y prêteraient volontiers. Comme à son habitude, Jacob entremêle avec brio dialogue, monologue intérieur et narration proprement dite, histoire de réaffirmer comme dans Rouge, mère et fils, son précédent roman, qu’un individu ne connaîtra la sérénité qu’après avoir pactisé avec les spectres qui le hantent.

Très peu d’écrivains québécois peuvent s’enorgueillir d’une écriture aussi vigoureuse que celle de Suzanne Jacob, à qui l’on doit quelques classiques de notre littérature. Tant sur les plans stylistique que thématique, tout ici nous invite à nous réjouir de la parution de ce nouveau roman, à la fois fluide et dense. On s’y perd, l’espace d’un soupir marin. Et comme les vagues qui agonisent sur le littoral indifférent, Wells s’achève discrètement, secrètement, laissant le lecteur ébaubi par autant de justesse et de sobriété.

Le bleu initial

J’en conviens, Les Inventés, pierre d’assise d’une imposante « octologie » romanesque à venir, nous avait révélé en Jean Pierre Girard un romancier au souffle généreux et à l’ambition manifeste. Cela dit, j’avoue continuer de lui préférer le Jean-Pierre Girard nouvelliste, qui signe ici son quatrième recueil.

J’espère que tout sera bleu (quel titre magnifique!) s’ouvre sur une très courte nouvelle, aux accents lyriques, qui porte en elle le germe des neuf qui suivent. Hallucinant chapelet de visions apocalyptiques, « Patience » s’avère en dernière instance une sorte de plaidoyer en faveur de l’amour, inconditionnel, plus fort que tout. C’est d’ailleurs entre ces deux pôles que semble se déployer l’ensemble des nouvelles ici réunies, entre une glaciale lucidité qui confine parfois au pessimisme et cette espérance en l’avènement d’un bleu céleste.

« Décrocher la lune, ce n’est rien, affirme le narrateur de  » Projet de vérité « . Mais trouver à qui l’offrir, c’est autre chose. J’ai trouvé. » Qu’il s’agisse du dialogue amoureux de cet homme et son amante, tous deux également épris d’absolu, des angoisses d’une professeure de littérature au cégep qui ne sait plus si elle a bien fait de remettre Tristan et Iseult au programme (« La Compagnie des réverbères »), ou encore des retrouvailles festives à souhait de deux demi-frères autour de quelques bonnes bouteilles et de livres offerts par l’un au regard critique de l’autre (« Le Donateur »), tous ces moments croqués par Girard donnent à voir une fragile symétrie entre désespoir et optimisme, entre réalisme et déraison, entre haine et fraternité.

Encore ici, on applaudira la qualité de l’écriture de Jean Pierre Girard, moderne, enlevée, souple, agile, qui navigue entre multiples registres linguistiques avec ce qui, chez d’autres, pourrait passer pour des maladresses ou de la désinvolture. Or rien n’est jamais maladroit ni désinvolte, dans ces textes souvent graves, d’une cohérence rare, qui convoquent les couleurs du commencement du monde.

De l’indigo des eaux

Même si Camille ou La Fibre de l’amiante, la première excursion de Danielle Dussault dans le genre romanesque, m’avait laissé un tantinet sur ma faim, il me fait plaisir de renouer avec l’écriture et l’univers admirable de cette écrivaine éminemment douée. Revenant elle aussi au genre narratif bref qui lui sied à merveille, la lauréate du prix Adrienne-Choquette 1995 (pour L’Alcool froid) publie donc un troisième recueil au titre on ne peut mieux trouvé, L’Imaginaire de l’eau.

De la nouvelle inaugurale, « L’Œuvre du vent » (où l’envol de son voile suffit à éveiller chez une jeune mariée de sérieux doutes quant à l’avenir de son union), à la finale, « Une nuit entière » (où un tableau champêtre représentant un avenir paisible pour le couple apaisera les angoisses de la femme), les courtes histoires s’enchaînent à la manière des perles d’une rivière, pour constituer une manière de « suite narrative » (on dit bien « suite poétique »), apparentée au roman et relevant néanmoins de la nouvelle.

Dans les environs de la chaumière isolée où le couple a élu domicile comme à l’intérieur, prolifèrent des surfaces réfléchissantes (l’étang dont l’image de la femme est restée prisonnière, des photographies, des miroirs, des peintures, etc.). Le foisonnement de celles-ci fait figure de leitmotiv dans ces nouvelles de Danielle Dussault dont le style, discrètement lyrique, a des accents de prose poétique, qui la situe comme Jacob dans la lignée d’Anne Hébert. Et puis, on retrouve avec bonheur la prédilection de Dussault pour les atmosphères insolites, troubles, vaguement inquiétantes, qui rapprochent par moments ses textes du fantastique. En somme, une invitation à plonger au cœur de l’aventure de l’écriture, que l’amateur de littérature ne saurait décliner.

Bibliographie :
Wells, Suzanne Jacob, Boréal
J’espère que tout sera bleu, Jean Pierre Girard, Québec Amérique, coll. Littérature d’Amérique
L’Imaginaire de l’eau, Danielle Dussault, L’instant même

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