Ce qui reste

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À quoi bon la culture, la littérature, quand des catastrophes sans nom s'abattent sur des populations déjà privées de tant, de tout et qui pourtant méritaient mieux? Des dizaines de fois, la question a été posée, tout récemment encore au lendemain des séismes qui ont fait des milliers de victimes en Haïti puis au Chili. Et j'avoue qu'elle m'a tourmenté: à quoi bon tout ça? Pourtant, il a suffi que je replonge dans les œuvres de ces quelques compatriotes d'ex-île pour me convaincre du caractère essentiel de cette parole qui reste…

Qui sommes-nous?
Depuis des années, on a répété ad nauseam que la littérature migrante (expression que j’abhorre) avait pour thématique exclusive la question identitaire — comme si cette préoccupation ne se trouvait pas aussi au cœur d’œuvres d’écrivains du cru comme les «Chroniques du Plateau Mont-Royal» de Michel Tremblay, pour ne citer qu’un exemple. Née en Guadeloupe de père haïtien et de mère dominicaine, auteure de l’essai intitulé Le caractère subversif de la femme antillaise dans un contexte (post)colonial (L’Harmattan, 2008), Émeline Pierre aborde cette question dans les nouvelles réunies sous l’envoûtant titre de Bleu d’orage, mais il serait réducteur, voire simpliste, d’appréhender ce premier recueil par le biais de cette seule grille de lecture.

Dans «Le déclin de la canne», on suit un Français d’origine guadeloupéenne, écartelé entre cette métropole où on lui fait sentir qu’il est d’ailleurs et une île où il n’est pas forcément le bienvenu. L’homme l’avoue explicitement: «Je ne désire qu’une chose: retrouver mes racines, car j’ai besoin de me fixer. Pour peut-être repartir?» D’une manière générale, ces histoires de naufrage, d’exil et de rêves brisés sont peuplées de protagonistes antillais attachés à leur pays, contraints à la fuite, qu’ils soient coupeurs de canne dans les plantations sucrières de la Guadeloupe («La terre promise»), épouse de planteur délaissée par son mari («Cours particuliers») ou ouvrière en République dominicaine («Lyannaj»). C’est cependant dans «Rencontre fortuite», la nouvelle qui clôt le recueil, que l’auteure frappe le plus fort, avec ce portrait d’un ex-tonton macoute devenu chauffeur de taxi à Montréal qui s’entête dans la conviction d’avoir «agi pour le bien de son pays».Grâce à son style d’une précision chirurgicale, à la finesse de son regard sur les êtres et leurs tourments, Émeline Pierre jette un éclairage nouveau sur la condition de ces errants, ces perpétuels déracinés, qui sont des archétypes d’une humanité contem­poraine, constamment en mouvance.

En un sens, la conteuse Joujou Turenne creuse depuis des années un sillon voisin; d’ailleurs, le titre de son plus récent recueil m’apparaît comme assez représentatif. Dans Contes à rebours. Voyages dans un espace nomade, la belle et talentueuse «amie du vent» s’appuie sur la tradition orale pour inventer de petites tranches de vie et de rêves où des héroïnes et héros pas toujours sages sont appelés à se dépasser eux-mêmes: Krabier et Jacqueline, Énéris-la-baleine et Natania, Amédée et tous les autres. Inspirés des folklores d’ici, ces contes livrés avec fantaisie et poésie ont pour thèmes centraux la soif de vengeance, le besoin d’espérance et, surtout, la quête de l’amour. «Car qu’on soit reine, pêcheur ou capitaine, l’essentiel demeure l’amour», nous rappelle l’auteure, éternelle romantique. Comme toujours chez Planète rebelle, ce recueil s’accompagne d’un CD où l’on peut entendre Joujou Turenne livrer elle-même ses belles histoires de e part et de partout, avec la complicité musicale de deux jazzmen de haut calibre, le guitariste Harold Faustin et le multisouffleur Michel Dubeau. Pour le plus grand plaisir des jeunes et des moins jeunes, de tous ceux qui croient encore en la magie de l’imaginaire.

Que nous reste-t-il?
Le style de Robert Berrouët-Oriol n’a pas la légèreté aérienne de la parole de Joujou Turenne, certes, mais il y a quand même plus d’un chemin vers l’éblouissement poétique. Linguiste et terminologue, ce poète-ci privilégie l’opulence du vocabulaire, la densité de l’écriture pour arriver à ses fins. Au cœur de son plus récent ouvrage, Poème du décours, il a placé une figure peut-être emblématique rescapée d’une page peu glorieuse et oubliée de l’histoire québécoise: celle d’Angélique, esclave noire accusée d’avoir mis le feu à Montréal en 1734 et condamnée à la pendaison. Emblématique, parce qu’on devine au fil de ce long poème en prose qu’Angélique symbolise aux yeux du poète l’ensemble des femmes-caraïbes; tout feu toute femme, elle est aussi la parfaite métaphore de l’inextinguible passion érotique. Traversée de la langue, traversée de la mémoire, celle des sens comme celle de l’intelligence, ce Poème du décours n’est, par moments, pas si éloigné qu’on pourrait le penser du lyrisme sensuel d’un René Depestre dans Alléluia pour une femme-jardin ou Hadriana dans tous mes rêves. Il reconduit, en tout cas, l’idée chère à bien des chantres de l’amour et de la femme, d’Éluard à Aragon, selon qui la femme pourrait bien incarner l’avenir, sinon le salut de l’humanité. Et si l’histoire officielle ne s’est pas montrée clémente pour la tragique Angélique, elle ne l’a guère été davantage pour l’infortunée Haïti, ébranlée en janvier dernier par la nouvelle déveine que l’on sait. Pourtant, des poètes continuent de chanter la gloire de cette pathétique moitié d’île qu’on surnommait la Perle des Antilles, autrefois, avant que l’héritage esclavagiste, le passé colonial, la mesquinerie irresponsable de sa classe plus possédante que dirigeante et les sombres desseins néocoloniaux de puissances étrangères en fassent la plaie au flanc de l’Amérique qu’elle est devenue.

Dans Et puis parfois quelquefois…, son plus récent recueil, la conteuse, romancière, nouvelliste et poétesse Marie-Célie Agnant célèbre avec juste ce qu’il faut de lucidité, juste ce qu’il faut d’émotion, la beauté de sa patrie:

«Je revendique, entendez-vous/la terre où ma peau de nuit/flagelle sans pitié son ombre/terre mienne dépouillée/et son indéracinable espoir […] la terre/ce qui reste quand on oublie tout/ce qui reste quand on n’a plus rien/elle seule te protégera/elle seule est d’éternité/et/malgré tout/il faut pouvoir aimer.»

Au fil de ses poèmes adressés aux siens, qui persistent et signent malgré les désastres et la mort en coulisses, Marie-Célie Agnant donne surtout à penser qu’au-delà de la terre, ce qui nous reste, ce qui nous garde en vie, c’est le feu et la lumière de la littérature et de la culture.

Bibliographie :
Bleu d’orage, Émeline Pierre, Pleine lune, 132 p. | 20,95$
Contes à rebours. Voyage dans un espace nomade, Joujou Turenne, Planète rebelle, 78 p. | 21,95$
Poème du décours, Robert Berrouët-Oriol, Triptyque, 100 p. | 16$
Et puis parfois quelquefois…, Marie-Célie Agnant, Mémoire d’encrier, 80 p. | 15$

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