Brûler d’une (im)possible fièvre

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Dans les récents livres de Gaétan Soucy et de Daniel Poliquin, deux héros situés aux antipodes l’un de l’autre – un intellectuel éperdument épris de sa muse, un orphelin analphabète issu de l’Acadie profonde – livrent leurs réflexions sur l’existence, la fragilité du bonheur, la quête de l’inaccessible étoile.

Aimer jusqu’à la déchirure
Après une décennie de silence romanesque, Gaétan Soucy, qui s’est éteint l’été dernier à l’âge de 54 ans, resurgit sur la scène littéraire. « Autobiographique et testimonial », pour reprendre les mots de l’éditrice Brigitte Bouchard, ce texte de fiction se présente sous la forme d’une longue lettre d’amour fiévreuse adressée par Philippe, professeur dans un collège et écrivain réputé, à Amélie, une étudiante en qui il voit son âme sœur, ce double qu’il avait désespéré de rencontrer, cette part de lui qui lui manquait et sans qui la vie sera médiocre et incomplète. Hélas, pour des raisons connues d’elle seule, Amélie a couper les ponts entre eux et voilà pourquoi cet homme, blessé dans sa chair, dans son cœur, cet homme de plusieurs années son aîné, lui adresse ce vertigineux plaidoyer pour des retrouvailles improbables, voire impossibles. « Tu as rompu unilatéralement notre relation, c’est le moins qu’on puisse dire. Bien entendu, tu avais le droit de le faire. Seulement, a-t-on toujours le droit de faire ce qu’on a le droit de faire? »

Pour des raisons autant littéraires que personnelles, cet opuscule posthume m’a pris de court, m’a pris par surprise. Venant d’un écrivain qui avait coutume de toujours se pointer là où on ne l’attendait pas, même après son décès apparemment, cela n’aurait pourtant pas dû m’étonner : la lecture de N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime m’a cependant ébranlé. C’est tant mieux, sans doute. Kafka, que Soucy a fréquenté et que d’ailleurs il cite parmi les auteurs fétiches de son personnage, n’affirmait-il pas que si un livre ne nous assénait pas un coup sur la tête, il ne valait peut-être pas la peine d’être lu?

Certes, le sujet n’est pas neuf : en ne pensant qu’à notre seul corpus littéraire récent, on ne peut s’empêcher de songer à La Brèche de Marie-Sissi Labrèche, l’un des trois romans justement analysés par Yvon Rivard dans son récent essai Aimer, enseigner qui aborde la question des rapports entre professeur et étudiantes des points de vue moral, psychologique et philosophique. Alors que, pour Rivard, tout lien sexuel entre maître et élève s’apparente symboliquement à une sorte d’inceste, le héros de Soucy s’insurge contre cette idée même : « Car qui s’oppose à ce que nous nous fréquentions? À qui ferions-nous mal? À nous? À toi? »

Au fil de son autopsie de leur amour avorté, livrée dans cette écriture pyrotechnique des romans de Gaétan Soucy, Philippe se montre aussi rigoureux qu’un doctorant en philosophie, aussi implacable qu’un procureur de la Couronne. Et c’est peut-être pour ouvrir d’autres perspectives sur cette tragédie sentimentale qu’Alberto Manguel, à qui l’auteur avait fait lire le manuscrit, avait suggéré au romancier de nous donner à lire la réponse de la Muse, que Soucy a à peine eu le temps d’esquisser sur deux pages et qu’il projetait d’étoffer davantage. Dans un esprit tout à fait ludique qui aurait certes séduit l’auteur de La petite fille qui aimait trop les allumettes, Brigitte Bouchard a invité quatre écrivains à imaginer à leur tour ce que serait la réponse d’Amélie à Philippe. Sylvain Trudel, Catherine Mavrikakis, Pierre Jourde et Suzanne Côté-Martin prêtent tour à tour leur plume à cette jeune femme qui, aux dires de Philippe, demeurera « la grande rencontre de ma vie », une rencontre qui « a cependant reposé sur un malencontreux malentendu. »

Comme trop de grands amours, sans doute, aurais-je envie d’ajouter.

Rêver un impossible rêve
Romancier, essayiste et traducteur franco-ontarien qui désormais partage sa vie entre la région de la capitale canadienne et la Nouvelle-Écosse, Daniel Poliquin a inscrit dans la trame de son nouveau roman une pratique oubliée et pourtant véridique de l’histoire du Nouveau-Brunswick, celle des encans d’enfants et de vieillards pauvres, tenus entre 1875 et 1925. Ces enfants et ces vieillards, notons-le, étaient vendus aux enchères au moins offrant; leurs hôtes recevaient de l’État une compensation mensuelle. Ainsi, les démunis évitaient l’orphelinat ou l’asile et, du même coup, les fermiers acadiens gagnaient une main-d’œuvre à bon marché.

À partir de cette prémisse, Daniel Poliquin a conçu ce sexagénaire quasi anonyme qui raconte sa vie depuis son tout jeune âge. Campé dans la région de Cap-Pelé, de Bouctouche et de Barachois, le roman nous invite à suivre cet « éternel oiseau migrateur » qui, abandonné par sa mère, mis aux enchères et appelé à vivre dans plusieurs foyers d’accueils, choisira de se réfugier dans le silence. De cet homme taiseux, on sait très peu de choses; l’auteur ne lui donnera d’ailleurs un nom qu’à la fin du livre. On ne sait pas à quelle religion il souscrit vraiment. On ne sait pas si cet illettré est anglophone ou francophone, mais Poliquin l’a doté d’une langue bien à lui qui lui sert à retracer son parcours peu ordinaire.

Comme d’habitude chez l’auteur, le style est incisif, le récit truffé d’expressions colorées et fortes. La narration dira par exemple d’un personnage qu’il « avait une face à mordre un chien »; du vide existentiel des orphelins qu’il « sent l’encens de la messe des morts » ou encore de la sottise de l’imaginaire collectif « qu’elle ne chôme jamais ». Et à propos du bonheur, fatigant parce que toujours éphémère, le narrateur observera que « les gens ont l’impression d’être bons quand ils vous enseignent quelque chose; ils se sentent grandis et vous grandissez à leurs yeux. Leur reconnaissance envers vous accroît l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes. »

Entre les mains d’un romancier à l’inspiration plus convenue, pareil sujet aurait sans doute pu donner lieu à un mélodrame larmoyant comme on en publie beaucoup trop. L’auteur de L’écureuil noir et du Roman colonial a préféré nous convier à cette fresque acadienne doublée de réflexions sur ce qui constitue l’individualité et l’identité : sujets philosophiques traités avec finesse d’esprit et une certaine légèreté, en donnant l’impression de ne pas trop y toucher. Du beau travail, admirablement servi par un écrivain en pleine possession de ses moyens.

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