Brûle encore bien qu’ayant tout brûlé

3
Publicité
L'amour comme déchirure, comme fièvre, comme source à la fois de tourments et de plaisirs, de désirs et de délires: ce sont là des images qui, de tout temps, ont inspiré les romanciers et les poètes ayant sondé le cœur humain. Ce sont des images dont j'ai retrouvé de nouvelles déclinaisons chez Diane Labrecque, romancière de la relève, comme chez Joël Des Rosiers, poète confirmé. Quant à la poésie, n'est-elle pas l'une de nos seules planches de salut, ainsi que le laisse entendre Jean-Paul Daoust?

La femme qui boit
Dès les premières lignes du Mythe de Sisyphe, Albert Camus postulait que «le seul problème philosophique vraiment sérieux est la question du suicide». Cette question existentielle qui primerait sur toute autre, Louis s’y voit confronté au lendemain d’un grave accident qui le laisse invalide. Il choisit de mettre un terme à ses jours, abandonnant sa conjointe littéralement brisée, ainsi que le proclame le titre du roman de Diane Labrecque, Raphaëlle en miettes.

L’héroïne se demande comment survivre à la mort de l’amour de sa vie, elle qui abandonne sa fille Hania à la naissance pour sombrer dans les excès de toutes sortes, même si l’alcool et le sexe ne sont que des exutoires jamais garants du salut. Quinze ans plus tard, la «mère indigne» tente de nouer ces liens
jamais tissés avec cette ado en se racontant, en toute impudeur. Et cette confession, cette mise à nu, constitue le cœur de ce premier roman beaucoup plus intéressant que son résumé pouvait le laisser deviner.

C’est une affaire de manière. Si Diane Labrecque n’évite pas de petites maladresses de débutante bien excusables, quelques lieux communs liés à ce sujet qu’elle a choisi, elle fait néanmoins montre d’une remarquable habileté à camper ce personnage de femme brisée en quête de rédemption et son entourage. À titre d’exemple de ce qui m’a le plus impressionné dans ce roman, je pourrais évoquer la scène de séduction aussi prévisible qu’audacieuse entre l’héroïne et son beau-frère François, le meilleur ami du défunt: dans cet autoportrait aussi peu flatteur que lucide, la romancière réussit l’exploit de rendre cette narratrice qui n’arrive pas à en finir comme son défunt bien-aimé, demeurant à la fois «incapable de choisir entre la souffrance et le néant», et paradoxalement persuadée «qu’être encore heureuse après sa mort serait la plus grande trahison à [leur] amour».

«Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur / … / Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs / Il n’y a pas d’amour heureux», écrivait Louis Aragon dans un poème archiconnu. En filigrane de cette chronique de dérive, le roman suit l’enquête que Raphaëlle mène sur cette part du passé qui lui échappait et qu’elle traque jusque dans son Sept-Îles natal. De toute évidence, le malheur colle à la peau des membres de cette famille, tant et si bien qu’on finit par croire à une malédiction. Heureusement, la narratrice et l’auteure entretiennent la conviction, que je partage avec elles, que la littérature — la poésie d’Aragon et de Desbiens, notamment — porte en elle un pouvoir de guérison. S’agirait-il du remède universel à nos maux et à nos mots? Comme Diane Labrecque, je n’aurai pas la présomption de trancher…

Le feu sauvage de l’amour
«Ma vie en vérité commence / Le jour où je t’ai rencontrée / Toi dont les bras ont su barrer / Sa route atroce à ma démence», écrivait aussi Aragon auquel j’ai de nouveau songé, par la force des choses, en lisant ces Lettres à l’Indigène que vient de faire paraître le poète Joël Des Rosiers. Recueil de missives adressées à une femme aimée, rencontrée à Paris, à Cayenne ou dans les pages mêmes qu’il est en train d’écrire, ce nouveau livre de Joël Des Rosiers est étonnant à plus d’un égard.

D’abord, je dois confesser le léger malaise qui m’a étreint tout au long de ma lecture de ces propos tellement intimes. Le poète en conviendrait sûrement avec moi: il y a quelque chose de proprement indécent à publier du vivant des personnes impliquées cette correspondance d’amour vraisemblablement réservée aux yeux de la seule destinataire. Encore un peu et on pourrait croire que l’auteur préméditait de les offrir en pâture au public, ces lettres. Mais plus vertigineux que le plaisir bien éphémère du voyeur, il y a celui de l’amoureux de la langue qui savoure chaque phrase, chaque mot si bien choisi de Des Rosiers.

Cette manière d’autofiction est assurément le livre le plus travaillé de Des Rosiers, infatigable orfèvre du vers, horticulteur de l’image, qui s’abandonne ici autant à la passion que lui inspire cette femme qu’à sa propre adoration de l’écriture. Frisant par moments la préciosité, mais toujours grave dans sa lumineuse sincérité, voici un ouvrage passionnant et dérangeant, tout à la fois. Mais je suppose que ça aussi, c’était prémédité.

Hôtel des cœurs brisés
Enfin, à la faveur de la présentation le mois dernier d’une «Carte blanche à Jean-Paul Daoust» dans le cadre du Studio littéraire de la Place des Arts, je me suis plongé dans les pages d’Élégie nocturne, le plus récent recueil de poésie de ce dandy crépusculaire, héritier de Charles Baudelaire et d’Oscar Wilde, paru l’automne dernier chez Planète rebelle. Autobiographique dans l’esprit sinon la lettre, le livre se présente comme le journal lyrique d’un écrivain, enfermé dans une chambre d’hôtel, qui «cherche la poésie et non le poème». L’ont suivi dans cette pièce close, ce «cercueil fermé», les réminiscences d’une enfance lointaine et pas toujours heureuse, les fantômes d’un père mort et de passions assassinées, les souvenances des excès passés et futurs, les échos de cette flamboyance que Daoust sait cultiver tant dans son écriture que dans sa vie. En prime avec ce livre, comme c’est souvent le cas chez Planète rebelle, un CD où l’on peut entendre la voix du poète, magnifiquement mise en valeur par des musiques fort éclectiques de Manu Trudel.

Du bonbon.

Bibliographie :
Raphaëlle en miettes, Diane Labrecque, Hurtubise, 194 p. | 19,95$
Élégie nocturne, Jean-Paul Daoust (textes) et Manu Trudel (musiques), Planète rebelle, 64 p. | 21,95$
Lettres à l’Indigène, Joël Des Rosiers, Triptyque, 176 p. | 20$

Publicité