Au cinéma de nos vies

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Pardonnez-moi le truisme : les écrivains sont souvent des voleurs de vie, des profanateurs de sépultures, des champions de la biopsie et des cinématographes de l'âme humaine. Qu'il s'agisse de leur propre existence ou de celle des autres, qu'ils œuvrent dans le domaine de l'autofiction ou pas, les écrivains s'approprient la vie, réelle et rêvée, et nous la restituent dans la compréhension qu'ils en ont. C'est certainement le cas de Raymond Plante, Dany Laferrière et Sylvie Nicolas.

Une vie à ruer dans les brancards

Raymond Plante a très bien connu Robert Gravel, qu’il considérait comme un frère. Aussi, on ne s’étonnera guère que le romancier ait tenu à rendre hommage au disparu en s’engageant sur Les Pistes du cheval indompté, du titre de la biographie qu’il lui a consacrée l’automne dernier. Abondamment illustré, ce livre est à l’image de cet iconoclaste touche-à-tout, pionnier du théâtre expérimental d’ici et fondateur de la LNI, emporté par un infarctus dans la fleur de l’âge il y a une dizaine d’années. Le biographe, qui a connu Gravel en 1974, retrace l’itinéraire de cet enfant terrible. Vu son rapport privilégié avec le disparu, Raymond Plante a eu accès à quantité d’écrits de jeunesse et de carnets intimes. Avec à sa disposition tout ce matériel non destiné à la publication, Raymond Plante a réussi l’exploit de nous faire pénétrer dans le jardin intime de son ami sans jamais verser dans le voyeurisme. Ce n’est pas rien, encore que cela ne nous étonne pas tant, venant de l’auteur de Projections privées et du Nomade, dont on connaît la pudeur, le doigté et l’intelligence.

On lira avec la même fascination que Plante les pages du journal personnel que Gravel a tenu brièvement en 1974. Outre ces extraits de documents inédits, l’ouvrage de Plante nous présente également des dessins de Gravel (dont ces têtes de chevaux, qu’il faudra voir comme son emblème, voire son totem), des photographies, des fac-similés de posters ou de manuscrits. Ne vous fiez certes pas à l’avertissement de Plante dans cette préface où il prétend que son livre « ne prendra pas l’allure des bouquins sérieux » ; malgré sa légèreté et son caractère par moments disparate qui l’apparente à un scrap book, cette biographie se révèle essentielle pour quiconque s’intéresse au développement du théâtre québécois, voire de la culture québécoise des trente dernières années.

Une vie de désirs sous le soleil cruel

Il ne fait aucun doute que Dany Laferrière a en un sens été l’un des précurseurs au Québec de l’actuelle vague d’autofiction, qui nous ramène d’une saison littéraire à l’autre son lot de récits signés par de jeunes écrivains ou écrivaines qui dérivent de bar en bar sur le Plateau Mont-Royal en attendant le couronnement de leur œuvre. Évidemment, la vie de Laferrière ayant été un brin plus mouvementée que celle de la plupart de nos clochards célestes locaux, sa décalogie romanesque, qui débute avec Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer et se termine par Le Cri des oiseaux fous, ne peut se réduire à une entreprise d’ « autocontemplation » nombriliste.

Réédité en version revue et augmentée à la faveur de la sortie de l’adaptation filmique, Le Goût des jeunes filles nous transporte à Port-au-Prince, en 1971. Surprotégé par sa mère, un garçon de quinze ans, le narrateur qui ressemble à l’idée qu’on se fait de Dany Laferrière ado, aimerait bien pouvoir profiter de la vie. À l’insu de sa mère, il part donc vagabonder en ville avec son ami Gégé, un petit délinquant. À la suite d’un incident impliquant un tonton macoute, notre héros trouve le refuge chez la belle voisine d’en face, Miki. Pendant un week-end, le voilà écartelé entre la peur de se faire coffrer, son envie d’aller réconforter sa mère inquiète et le l’extase de découvrir enfin l’univers mystérieux de Miki et de ses amies.

Fresque qui embrase la quasi-totalité de l’Amérique, les romans de Laferrière s’articulent autour de quelques grands axes : la jeunesse paisible à Petit-Goâve, l’adolescence dans la tourmente duvaliériste, les années de bohême à Montréal et la conquête fantasmée des États-Unis. Le Goût des jeunes filles fait le pont entre les rêveries enfantines du Charme des après-midis sans fin et la violence érotisée de La Chair du maître ; il s’agit d’un récit initiatique du passage à l’âge adulte dans un pays où les jeunes hommes ont à choisir entre la soumission à l’ordre totalitaire et la disparition pure et simple, comme leur père. C’est aussi, comme souvent chez Laferrière, un hommage à la beauté et à la grandeur des femmes qui ont fait de lui ce qu’il est devenu. Notamment, un écrivain dont l’humour au vitriol n’arrive pas à cacher une grande sensibilité, un humanisme dénué de sensiblerie.

Une vie à côtoyer les Muses

Auteur d’une œuvre à la fois marginale et saluée par la critique, le Polonais Edward Stachura est né en France en 1937 et a vécu avec sa famille dans l’Isère jusqu’à son retour en Pologne en 1948. Après avoir déposé un mémoire de fin d’études consacré à Henri Michaux, il cède à la tentation de l’écriture, à laquelle il se vouera corps et âme jusqu’à la fin de sa vie. Traducteur à ses heures, c’est à lui que les lecteurs polonais doivent la découverte de nombreux poètes étrangers, dont Jacques Brault et Gaston Miron.

Il est assez paradoxal que la poète et nouvelliste Sylvie Nicolas ait choisi d’évoquer dans À quatre doigts d’Edward Stachura le parcours de cet homme, quand on sait qu’il éprouvait une aversion profonde à l’idée qu’on puisse résumer une vie dans une forme qui collerait aux faits. Fort heureusement, l’écrivaine, dont on connaît l’habitude de dissoudre les frontières entre les genres, a opté pour la forme d’un récit poétique qui fait fi des cadres académiques rigides de la biographie usuelle. Cela donne un livre qui tient à la fois du poème et de la prose, qui célèbre avec émotion une vie passée chez les Muses.

Bibliographie :
Robert Gravel : Les Pistes du cheval indompté, Raymond Plante, avec la collaboration d’Yvon Leduc, Les 400 coups, 306 p., 29,95 $
Le Goût des jeunes filles (édition revue et augmentée), Dany Laferrière, VLB éditeur, 334 p., 24,95 $
À quatre doigts d’Edward Stachura, Sylvie Nicolas, Le Loup de Gouttière, 87 p., 9,95 $

Les illustrations sont tirées de Robert Gravel : Les Pistes du cheval indompté.

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