Au carrefour de l’intime et du collectif

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Carnet de voyage ou poèmes, recueil de contes ou de nouvelles, les ouvrages de la présente sélection de nouveautés québécoises explorent chacun à leur manière des territoires incertains au carrefour du particulier et de l'universel.

Paysages lointains, réminiscences du terroir

De son propre aveu, Jean Désy « mêle toujours tout, littérature, sorties en mer, rêveries éveillées, voyages aux antipodes et grands albatros folâtres qui aiment planer entre les houles en bravant les embarcations ». Tirée de Nomades en pays maori, cette tirade a des allures de programme esthétique. Journal d’un séjour en Nouvelle-Zélande doublé d’une réflexion sur son rapport avec la fille aînée de l’auteur, ce livre tente d’évaluer ce qui rapproche et distingue la culture maorie de celles des autochtones du Québec. Mais au-delà de sa dimension anthropologique, d’ailleurs secondaire, c’est la méditation sur la paternité par un père qui retiendra l’intérêt, d’autant plus que la démarche est peu usitée au Québec. En fait, on y est plutôt habitué à ces portraits du père en brute tyrannique ou en fantôme qui brille par son absence. (Pour mémoire, rappelons que Jean Pierre Girard avait, comme Jean Désy, choisi l’errance comme lieu de communion avec sa fille, ainsi qu’en témoignent certaines chroniques de L’Est en West…)

Jean Désy insiste sur l’idée que ce séjour à l’étranger avec son Isabelle lui permettra d’offrir à celle-ci le meilleur de lui-même, qui apparemment ne se dévoile que dans le déracinement. Le nomadisme, qu’il identifie comme un aspect fondamental de la culture québécoise, est-il compatible avec le rôle de père, ou du moins l’image qu’on aimerait en donner aujourd’hui ? Désy se garde de répondre à cette question. Toutefois, ce qui dans le dépaysement l’unit à sa fille, ce sont la culture, la langue, les chansons du Québec… D’où l’importance de s’ancrer dans le local avant de s’ouvrir à l’universel.

« Nous sommes d’abord des êtres d’imagination et la vie, notre vie, n’est qu’une vaste somme d’imagination, affirme Désy. Le fait de croire et d’avoir foi en l’imaginaire agit sans aucun doute sur la réalité, sur toutes les réalités. » Jocelyn Bérubé ne renierait certainement pas cette profession de foi, lui qui publie Portraits en blues de travail, un premier recueil de contes qui en est la parfaite illustration. Comédien, conteur et musicien, Bérubé roule sa bosse sur la scène culturelle québécoise depuis belle lurette ; membre fondateur du Grand Cirque ordinaire, il tourne avec ses contes au pays et à l’étranger depuis trente ans. En ce sens, il fait figure à la fois de précurseur, d’emblème et d’acteur essentiel de l’actuel renouveau du conte, ainsi que le laisse entendre son compère et préfacier Jean-Marc Massie.

Au fil de ses pérégrinations, Bérubé a recueilli contes traditionnels et histoires contemporaines, qu’il nous restitue avec un respect qui n’exclut pas l’humour et un certain émerveillement à l’égard de ces trésors menacés de disparition par notre propension à l’amnésie. Sur papier comme sur le CD qui accompagne le livre, qu’il nous parle de Wildor le forgeron, d’Alexis le Trotteur, de Maurice Rocket Richard ou de son confrère Aurélien Jomphe, Bérubé raconte à sa manière magistrale, qui mêle poésie et théâtralité cet imaginaire fondant la communauté à laquelle nous appartenons. En cela, il incarne ces mots d’André Berthiaume : « Quand tu racontes, va savoir pourquoi, tu te sens utile. »

Espaces intérieurs, voire secrets

Ceux qui, comme moi, apprécient André Berthiaume, seront ravis de le retrouver après douze ans de silence quasi total — si l’on excepte des nouvelles parues à droite et à gauche et le récit biographique de Jacques Cartier daté de 1996. Les Petits Caractères réunit l’essentiel des textes publiés dans des revues ou des collectifs depuis la publication de Presqu’îles dans la ville. La manière de Berthiaume, reconnaissable entre toutes, faite d’ironie discrète et de mélancolie, n’a guère changé depuis Contretemps, sinon pour s’affiner avec la pratique : dans cette vingtaine de récits très brefs, il s’agit pour lui de « raconter ce trop-plein, ce désir, cette nostalgie. Des histoires où il ne se passe rien — ou presque. Des histoires où il se passe tout — ou presque. »

Par le truchement de ces tableaux d’« espaces intérieurs », tranches de vie, instants charnières et chroniques douces-amères du temps qui passe, Berthiaume travaille avec la finesse, la précision et la concision de l’aquarelliste qu’il est devenu ces dernières années. Et s’il est une chose que ce recueil prouve, c’est qu’on a décidément passé beaucoup trop de temps sans nouvelles de lui. À un point tel qu’on en était venu à redouter de ne plus jamais entendre la voix essentielle de ce ténor de la nouvelle québécoise. Qu’on se rassure, ce n’est pas le cas !

Qu’on se rassure aussi en ce qui concerne Normand de Bellefeuille : malgré le ton délibérément testamentaire de son plus récent livre, l’auteur, qui occupe également la fonction de directeur littéraire chez Québec Amérique, est manifestement en pleine forme et en pleine possession de ses moyens ! Long poème dont la forme alterne entre vers irréguliers et prose épistolaire, Elle était belle comme une idée s’inscrit dans le sillage thématique de La Marche de l’aveugle sans son chien, dans la mesure où il poursuit les méditations de l’auteur sur ses thèmes de prédilection : la douleur, la disparition, l’absence et la mort.

Dans ce livre comme dans le précédent, on est frappé par le refus de l’effet littéraire et la recherche de la simplicité qui pourraient, superficiellement, passer pour contraires à la démarche formaliste antérieure de ce « transfuge » de la NBJ. À y bien regarder, on se rend compte que de Bellefeuille n’a pas renoncé à son souci de la structure mais a assujetti cette dernière au contenu. Dans Lancers légers, un recueil d’essais publié au Noroît, il affirmait que la poésie est une succession de blessures et que la blessure échappe au langage. Il y a un peu de cela ici : la conscience de la difficulté de dire apparaît comme un des leitmotiv de ce poème adressé à diverses femmes mais aussi, et surtout, à la vie que de Bellefeuille trouve belle comme une idée.

À l’instar de Bellefeuille, qu’il a d’ailleurs édité, Paul Bélanger travaille dans le domaine de l’édition depuis de nombreuses années. Directeur du Noroît, il a également signé depuis une vingtaine d’années des textes de réflexion et des poèmes, dont la plupart ont été réunis dans les cinq recueils qu’il a fait paraître à ce jour. À l’invitation de Normand de Bellefeuille, il a offert ce sixième recueil à la très belle collection « Mains libres » de Québec Amérique.

Regroupés en trois parties d’inégale longueur (« Nuits de la Saint-Jean », « Aria du jour en allée », « Le Jour de l’éclipse » — récit d’un témoin d’agonie), les textes des Jours de l’éclipse, en vers irréguliers et en prose, s’articulent autour d’images de la mort : celle du poète Michel Beaulieu, ami proche disparu, et celle de la mère du poète. Quoique nourrie d’émotions intimes, la quête de sérénité qui sous-tend le propos a une portée qui dépasse le particulier. À en croire Bélanger, ces textes n’étaient pas destinés à la publication. Raison de plus pour se réjouir de ce qu’ils ne soient pas demeurés au fond d’un tiroir, car ces poèmes de douleur et de deuil sont d’un intérêt qui excède l’intention première.

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