Questions de contexte

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Tous les polars reposent sur des intrigues et une dose de suspense. Les auteurs américains sont d'ailleurs des champions dans l'art de nous faire tourner les pages d'un livre très rapidement. Mais certains auteurs doivent moins le succès de leurs romans à l'intrigue qu'au contexte, l'intrigue n'étant prétexte qu'à nous faire voyager dans le temps et l'espace, à nous plonger dans des cultures et des façons de penser bousculant nos certitudes.

Robert Wilson est de ceux- là. Ses intrigues complexes ont toujours une origine historique. Il est passé maître de la narration croisée entre deux époques. Son premier livre nous plongeait dans ce nid d’espions qu’était le Portugal durant la Deuxième Guerre mondiale (Une mort à Lisbonne, Pocket, 17,50 $). Meurtres à Séville, son dernier roman, démarre de façon plus classique. L’inspecteur Javier Falcon doit élucider des meurtres particulièrement cruels. Petit à petit, l’inspecteur se rend compte que le tueur s’adresse à lui à travers ces mises en scènes macabres, et c’est sur son père, Francisco Falcon, peintre célèbre au passé trouble, que portera progressivement son enquête. Un processus expiatoire qui conduira l’inspecteur au bord de la folie. Si l’intrigue policière est captivante, ce qui nous imprègnera longtemps après avoir fermé le livre, c’est le contexte historique dans lequel nous plonge le journal du peintre : engagé volontaire dans la légion du côté de Franco durant la guerre d’Espagne, puis du côté des Allemands pendant la campagne de Russie, Francisco Falcon se sert de ses talents acquis au combat pour faire fortune au Maroc par la suite. Peintre de quatre nus magnifiques, il perd ensuite toute inspiration. Rien n’est gratuit chez Wilson. Remarquable narrateur, il nous tient en haleine et en équilibre entre deux époques. Un excellent roman qui pose un regard inédit sur l’Histoire.

La mort aux trousses

Un roman d’un tout autre type que L’Âme du chasseur de Deon Meyer, mais dont le contexte est tout aussi important. Meyer est un Afrikaner. Si ses intrigues sont contemporaines, ses personnages sont intimement liés à l’histoire récente de l’Afrique du Sud et ont une consistance hors de l’ordinaire. Les Noirs et les Blancs se sont peut-être officiellement réconciliés, mais les mentalités sont plus lentes à changer, et cela transpire dans chacun des personnages de l’écrivain. Le géant Thobela Mpayipheli, dit « p’tit », était membre de l’ANC durant la lutte contre la suprématie des Blancs. Formé par les Allemands de l’Est et les Soviétiques, il était alors une machine à tuer légendaire. Retiré dans une ferme, il tente d’oublier ce passé lorsqu’il reçoit un appel à l’aide d’un ami retenu prisonnier en Zambie. Mpayipheli ne peut se dérober à ce qu’il considère comme une dette d’honneur. Chasse à l’homme implacable, poursuite effrénée qui n’a rien à envier à celles des auteurs américains, L’Âme du chasseur est aussi un portrait saisissant des contradictions de l’Afrique du Sud, incarné par un « p’tit » en lutte contre ses anciens démons. Avec trois livres publiés en français (Jusqu’au dernier, Les Soldats de l’aube, Points, 13,95 $ et 15,95 $), Deon Meyer est devenu un auteur culte.

Du Tibet au bayou louisianais

Eliot Pattison est aussi un maître du dépaysement. Son héros, l’ex-inspecteur chinois Shan, est devenu renégat après avoir été emprisonné au Tibet. Il prend désormais fait et cause pour les Tibétains, dont il a adopté une partie de la culture. Troisième enquête de Shan, L’Œil du Tibet nous plonge avec délices dans une histoire où tous nos repères sont perturbés : religion, culture, médecine traditionnelle, paysages, mentalités, superstitions. Shan, cette fois-ci, est chargé de retrouver un œil de pierre dérobé à une divinité protectrice. Ce vol bouleverse les différents acteurs de la société tibétaine, de l’occupant chinois aux grands monastères bouddhistes en passant par la milice et un mystérieux Lama indien. Et que vient faire dans cette histoire la disparition d’une géologue américaine et l’implantation de derricks pétroliers sur un haut plateau ? On le voit, l’inspecteur Shan a fort à faire pour démêler les fils de cette intrigue proche du fantastique, et dont les racines plongent dans une tradition bouddhique millénaire. Déprimante constatation : les seuls comportements qui nous semblent familiers sont l’impérialisme brutal des Chinois et les manigances non moins sauvages des Américains. Un livre envoûtant par son rythme et sa superbe narration, et une série dépaysante à souhait !

Les romans de James Lee Burke sont de véritables coups de poing. Purple Cane Road nous accroche dès le premier chapitre et nous serre le cœur jusqu’à la fin. Dans les romans de Burke, le contexte est l’Amérique profonde, la Louisiane métisse et pauvre, la chaleur étouffante du bayou et la corruption des différents niveaux de pouvoir soumis (démocratie oblige) aux différents diktats de la droite traditionaliste. Dave Robicheaux, inspecteur cajun, alcoolique en sursis, est un être torturé qui ne supporte pas la corruption. Il enquête sur le meurtre de Vachel Carmouche, un bourreau de l’État, pédophile assassiné à la pioche par Letty Labiche, l’une de ses anciennes victimes. L’enquête fait remonter à la surface un meurtre ancien, celui de la propre mère de Dave, qui les avaient abandonnés il y a longtemps, son père alcoolique et lui. Deux officiers de la loi encore actifs sont suspectés, tandis qu’un mystérieux tueur à gages apparaît et que les morts s’accumulent… Et Letty Labiche, qui attend dans le couloir de la mort ! Lire Burke est une expérience d’équilibre entre le bien et le mal, entre la noirceur et l’humanité. Il touche directement au cœur. Du très grand roman noir.

Bibliographie :
Meurtres à Séville, Robert Wilson, Robert Laffont, coll. Best-Sellers, 504 p., 34,95 $
L’Âme du chasseur, Deon Meyer, Seuil, coll. Thrillers, 384 p., 31,95 $
L’Œil du Tibet, Eliot Pattison, Robert Laffont, coll. Best-Sellers, 539 p., 36,95 $
Purple Cane Road, James Lee Burke, Rivages, coll. Thrillers, 332 p., 32,95 $

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