Le héros littéraire récurrent d’une série, ou protagoniste, a une longue histoire qui déborde de celle du roman policier. Dans Le monde des livres (2010), Andrea Del Lungo raconte l’anecdote suivante. Un jour de 1824, Honoré de Balzac, tout excité, traverse Paris pour rejoindre les siens et leur dit : « Saluez-moi, car je suis un génie ». La raison de cette euphorie : il a fait « revenir » Rastignac, protagoniste mineur, qui devient ainsi un acteur clé de la future Comédie humaine. Ce faisant, toujours d’après Del Lungo, « [i]l élève l’idée du retour du personnage au rang de système », un cas de figure très prisé des lecteurs et généralisé dans les feuilletons de l’époque et les futures séries policières dès 1841.

Dès les plus lointaines origines du genre, elles apparaissent sous la plume d’Edgar Allan Poe (le chevalier Dupin), Ponson du Terrail (Rocambole), Conan Doyle (Sherlock Holmes), Maurice Leblanc (Arsène Lupin) et autres célébrités, pour devenir les pierres d’achoppement de la littérature policière.

Qu’elles soient littéraires ou télévisées, les séries se définissent par la présence constante de ses protagonistes — détectives, policiers, journalistes et autres enquêteurs —, mais leurs intrigues ne sont pas toutes forgées dans le même moule et présentent de nombreuses structures différentes.

Le modèle le plus courant est celui du protagoniste unique qui réapparaît inchangé dans chaque nouveau volume. Sherlock Holmes, le commissaire Maigret, Perry Mason et cie ne semblent pas vieillir. D’autres fois, le héros s’inscrit dans une durée, comme le commissaire Wallander (Henning Mankell) que l’on suit depuis les débuts de sa carrière de flic jusqu’à sa mort. Les inspecteurs John Rebus et Harry Bosch eux aussi prennent de l’âge, au même rythme, semble-t-il, que Ian Rankin ou Michael Connelly, leurs créateurs respectifs.

Par exemple, La vengeance des cendres, de l’écrivain allemand Harald Gilbers est le quatrième volet d’une captivante série de polars historiques dont l’action se situe à Berlin entre 1944 et 1946. Le héros en est Richard Oppenheimer, un loup solitaire, ex-enquêteur vedette juif de la police de Berlin. Alors que les trois premiers romans se passaient pendant la guerre, l’action se transpose cette fois peu après, pendant le rude hiver de 1946, alors que les habitants vivent dans une misère noire sous le joug des occupants alliés. Des corps mutilés font mystérieusement surface aux quatre coins de la ville. Un colonel russe de l’armée d’occupation fait appel à Oppenheimer pour traquer le coupable. Ancien flic d’élite et limier tenace, l’anti-nazi Oppenheimer est un type assez ordinaire qui prend surtout soin de ses proches dans un environnement hostile où les besoins essentiels font cruellement défaut, mais c’est aussi un enquêteur d’expérience. Sans véritable fil conducteur, dans une ville en ruines où rôde la mort… la tâche s’avère ardue et pleine d’embûches. Toutes les victimes ont un point commun : elles avaient collaboré avec le régime nazi. En tentant de retracer le passé des victimes, Oppenheimer va découvrir quelques aspects horribles du régime nazi, plusieurs acteurs du drame ayant un lien avec le camp de la mort de Sachsenhausen. Outre l’enquête policière qui est captivante, ce polar remarquable, instructif et solidement documenté évoque une tranche d’histoire des plus tragiques.

Autre modèle possible : la série qui comporte deux protagonistes à part entière. Dans Au nom de la vérité, Viveca Sten met en scène le duo très sympathique de l’inspecteur Thomas Andreasson et de son amie, la juriste Nora Linde, dont c’est ici la huitième aventure. Thomas et sa fidèle équipe enquêtent sur la disparition de Benjamin, un garçon qui participait à un camp de voile sur une petite île. Accident? Kidnapping (un pédophile récidiviste rôde autour du camp)? Un jeu cruel qui a mal tourné? Mystère… Pendant ce temps, double intrigue oblige, Nora est impliquée dans un procès contre Niklas Winnerman, un PDG ayant escroqué plusieurs millions à son entreprise. La condamnation de ce type dépend du témoignage accablant de son ex-associé Christian Dufva, ruiné par les agissements douteux de son ami. Un polar de facture classique qui évite les excès du genre.

Dans La proie, de Deon Meyer, l’auteur nous propose cette fois une intrigue de type « hybride », car elle met en scène deux têtes d’affiche de séries différentes, soit Thobela Mpayipheli, protagoniste d’une suite de quatre récits, et Bernie Griessel, héros de six autres thrillers. L’histoire a deux volets. Sous le nom d’emprunt de Daniel Darret, Thobela, ex-combattant de la branche armée de l’ANC, vit désormais en France. Hanté par l’idée que son passé violent et tumultueux le rattrape, il fait profil bas. Mais le destin veille… Un jour, un vieux compagnon de la lutte armée vient lui demander de reprendre du service : en proie à une véritable dictature instaurée par un président corrompu (un ancien compagnon de lutte) qui a trahi la cause, le pays est dans une situation déplorable. Il n’y a qu’une solution et Thobela est l’homme de la situation. D’abord réticent, il finit par accepter et embarque dans la mission la plus dangereuse qu’on lui a jamais confiée : abattre le président, qui est attendu pour une visite officielle à Paris.

Pendant ce temps, au Cap, Benny Griessel et son complice Vaughn Cupido, de la brigade des incorruptibles Hawks, enquêtent sur un meurtre bizarre : un ancien membre de leur équipe a été balancé par la fenêtre d’un train! Meurtre ou suicide? C’est un dossier pourri, rempli d’obstacles. Quand un communiqué officiel conclut à leur insu à la thèse du suicide, Benny et son collègue se lancent dans une périlleuse enquête non autorisée au cours de laquelle ils vont découvrir avec effroi la corruption endémique de divers services de police et du monde politique, le tout remontant jusqu’au président. Cas de figure oblige : les deux affaires vont finir par se rejoindre… Un excellent roman noir à la structure complexe et inédite!

Là ne s’arrêtent pas les variantes que propose le polar contemporain. Il y en a bien d’autres, mais ça, comme dirait Kipling, c’est une autre histoire.

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