S’il existe nombre d’études et de thèses sur l’histoire, la thématique et l’évolution du roman policier, autant que je sache, il n’y en a aucune qui se soit intéressée à la géographie du genre. Beau champ d’études pourtant, car au fil du temps, les scènes de crime se sont multipliées, délocalisées et diversifiées. Au commencement était Paris… mais un Paris irréel, fantasmé par Edgar Allan Poe dans Double assassinat dans la rue Morgue, dont le titre évoque plus le goût de l’auteur pour le macabre et l’insolite qu’une réalité toponymique.

Puis, sous la plume des Conan Doyle, Agatha Christie, G. K. Chesterton et autres Dorothy L. Sayers, à l’époque classique où domine le roman d’enquête, les criminels de papier sévissent principalement dans les rues de Londres ou dans les demeures cossues de riches bourgeois, à la campagne, dans les manoirs de la petite noblesse du Royaume-Uni, alors que de l’autre côté de l’Atlantique, traqués par des privés peu respectueux des lois ou par des flics corrompus, les malfrats de l’époque de la Prohibition font régner la terreur dans les métropoles comme Chicago, New York, ou Los Angeles! En France, Paris et la petite province des alentours restent les lieux privilégiés des enquêtes, alors qu’en Allemagne, le polar se régionalise à outrance. C’est surtout au cours des cinquante dernières années que les écrivains se sont affranchis des limites géographiques traditionnelles pour proposer de nouveaux horizons. Par exemple, suivant l’exemple du couple Sjöwall et Wahlöö, Henning Mankell, puis Stieg Larsson ont lancé la vogue exotico-dépaysante du polar nordique. Dès lors, sous la plume des Jo Nesbø, Arnaldur Indridason, Lars Kepler et autres Åsa Larsson, la mode se met au crime venu du froid : Suède, Norvège, Danemark, Islande. Ailleurs, on suit l’exemple : les auteurs français Ian Manook, Mo Malø ou Olivier Truc situent certaines de leurs intrigues en Mongolie, au Groenland, ou en Laponie. Désormais, le crime de fiction n’a plus de frontières.

Au début des années 70-80, Tony Hillerman plante ses intrigues dans les réserves indiennes du Sud-Ouest des États-Unis, en créant le sous-genre du polar ethnologique. Depuis, nombreux sont les auteurs américains à suivre son exemple.

Justice indienne, de David Heska Wanbli Weiden, se passe dans la réserve de Rosebud, dans le Dakota du Nord. L’histoire est racontée par Virgil Wounded Horse, un Indien Lakota, justicier autoproclamé qui loue ses gros bras et ses méthodes peu orthodoxes pour quelques billets, car en cas de crimes majeurs, le système légal américain refuse d’enquêter et la police tribale manque de moyens.

L’action principale commence quand Ben Short Bear, un membre influent du conseil tribal, lui demande de mettre fin aux agissements de trafiquants qui tentent d’introduire de l’héroïne sur la réserve. Virgil se met en chasse, mais les choses prennent vite une tournure dramatique quand son neveu Nathan est victime d’un coup monté et condamné pour trafic de stupéfiants. Virgil n’a d’autre choix que de pactiser avec le diable : la police fédérale des wasicus (Blancs), qui veut se servir de Nathan comme appât. Pour vaincre ses ennemis, l’Indien sceptique devra se soumettre à certains rites ancestraux dont il découvrira l’efficacité et la sagesse. Le dénouement, spectaculaire, est digne des meilleurs récits d’action.

Émaillé d’expressions locales, ce thriller très noir projette une lumière crue sur la (sur)vie dans une réserve dont les membres sont toujours tiraillés entre traditions amérindiennes et modernité. Un polar fascinant, à la fois palpitant et instructif.

Changement de décor avec Sigló, sixième polar d’une remarquable série mettant en scène l’enquêteur Ari Thor. « Sigló » est le diminutif de Siglufjörður, un petit port de pêche paisible situé au nord de l’Islande. Autrefois accessible seulement par un tunnel creusé dans la montagne, la bourgade était complètement isolée du reste du monde en cas de grosse chute de neige. Par la suite, l’ouverture d’un second accès a radicalement transformé la vie locale, notamment à cause de l’afflux soudain de touristes, provoquant ainsi une hausse des statistiques de la criminalité. La nuit du Vendredi saint, Ari reçoit un appel : le cadavre d’une adolescente a été retrouvé gisant dans la rue principale. Tout laisse croire au suicide de cette jeune fille rangée. Poussé par les parents de la victime qui réfutent la thèse de la police, Ari se met à enquêter, en mettant en lumière les aspects les plus sombres de la petite communauté si paisible, en apparence. En toile de fond, l’auteur intègre subtilement les pièges du climat rugueux et les beautés du sauvage et splendide décor islandais.

Autre scène de crime. Quatorzième et dernier volet des enquêtes de Bernie Gunther (La trilogie berlinoise, 1989), Metropolis, de Philip Kerr (décédé en 2018), en est le premier acte d’un point de vue chronologique. En effet, l’action se situe à Berlin, en 1928, alors que l’Allemagne se remet encore difficilement de la défaite humiliante de 1918. Frustré et affamé, le peuple allemand rêve de revanche alors qu’un leader charismatique du nom d’Adolf Hitler lui promet des lendemains qui chantent. C’est dans ce contexte difficile que Gunther, jeune flic idéaliste, rejoint la Kripo, spécialisée dans les crimes violents. Son initiation est brutale, car deux assassins sèment la terreur au sein de la population : un tueur baptisé Winnetou (chef apache de fiction créé par Karl May) élimine des prostituées et les scalpe, sous prétexte d’éradiquer le vice de la Babylone allemande. Puis un deuxième tueur s’en prend aux vétérans de guerre, des mendiants lourdement handicapés qui sont légion dans la ville délabrée, prétextant qu’ils font honte à leur uniforme.

Une fois de plus, Kerr a su mêler adroitement histoire réelle et fiction, en mettant en scène toute une galerie de personnages de l’époque. Quant au titre, il fait référence à Berlin, mais aussi et surtout au film de Fritz Lang, dont l’épouse Théa Harbou (une protagoniste du roman) a écrit le scénario. Petit clin d’œil : à la fin du récit, l’auteur laisse sous-entendre que c’est Bernie Gunther qui aurait soumis à Harbou le scénario de M, le maudit (Fritz Lang, 1931) en se basant sur ses enquêtes récentes. (Pour son récit, Kerr s’est inspiré des crimes de Peter Kürten (1929), un serial killer notoire surnommé le Vampire de Düsseldorf.)

On va s’ennuyer de Bernie, notre détective préféré tous genres et séries confondus!

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