Meurtres dans la Belle Province

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Dans l'éditorial du numéro 33 (hiver 2010) de la revue Alibis, Jean Pettigrew constate avec une évidente satisfaction une présence accrue du roman policier local sur les rayons spécialisés de nos librairies et ajoute que «le polar québécois est enfin sorti du placard, et [qu'il] lui [prédit] même une excellente prochaine décennie». Nous ne pouvons que souscrire à ce bel enthousiasme, et cela, en dépit du fait que dans l'écosystème du polar québécois, la culture du navet est encore et toujours une activité florissante, avec une proportion variable d'environ dix crucifères indigestes pour un titre valable. Par contre, 2010 est d'ores et déjà une année record, à la fois en termes de quantité de volumes publiés et de qualité. Petit panorama de quelques titres récents...

En 1899, le Canada envisage d’envoyer un contingent militaire en Afrique du Sud pour soutenir l’Angleterre dans sa guerre contre les Boers. Cette décision ne fait pas l’unanimité, les esprits s’échauffent. C’est dans ce climat de controverse politique que commence Magouille au manoir, le deuxième polar historique d’Antoine Yaccarini, mettant en scène le détective Francis Leahy, de la police de Québec. La première partie, plutôt ardue (trop de parlotte, trop de va-et-vient, rien qui accroche!) se passe au manoir Richelieu où Leahy et sa belle sont en lune de miel, en compagnie de quelques louches personnages réunis là pour des entretiens secrets. Ça discutaille, ça magouille et l’un d’eux est finalement assassiné, à notre plus grand soulagement! Enfin de l’action… Le roman trouve alors son rythme et son souffle dans la deuxième partie où les événements se précipitent, les meurtres se multiplient. Leahy peut enfin donner la pleine mesure de son talent. Bref, un polar qui n’est pas sans qualités, mais qui se mérite…

C’est à un autre rendez-vous avec l’Histoire que nous convie Bernard Gilbert dans Quand la mort s’invite à la première dont l’action se situe à Québec, en 1954. Le soir de la première de Zone, de Marcel Dubé, le comédien vedette de la troupe, Edmond Granteuil, meurt sur scène. Quelques instants plus tard, Paul Tarbin, le régisseur, meurt à son tour en coulisses. C’est à l’inspecteur Marmet de tirer au clair cette scandaleuse affaire qui a des allures de meurtre. Son enquête révèle que des membres de la troupe sont mêlés aux activités du Cercle Rebelle Intellectuel, un groupe subversif qui s’oppose farouchement au régime autoritaire de Maurice Duplessis, et dont certains éléments parmi les plus radicaux sont respon­sables de la disparition des trésors nationaux de Pologne confiés au gouvernement canadien pendant la Deuxième Guerre mondiale. En plus d’une enquête policière dont les péripéties nous accrochent, Bernard Gilbert brosse un tableau ravageur des années Duplessis avec ses trafics d’influence, ses scandales sexuels, sa corruption galopante, ses groupuscules révolutionnaires, sa collusion entre le pouvoir et le clergé, le tout mené d’une plume alerte non dénuée d’humour.

Avec Cinq secondes, Jacques Savoie, un écrivain prolifique, se lance dans le roman policier, en proposant un récit sur le thème du pardon. L’intrigue commence de manière spectaculaire quand Brigitte Leclerc commet un quadruple meurtre en pleine salle d’audience, avant de retourner l’arme contre elle. Ayant raté le geste ultime, elle vit une expérience de mort imminente et, en cinq secondes qui deviennent autant de chapitres, elle revit les événements importants de sa misérable existence. En parallèle, Jérôme Marceau, un enquêteur atypique (et peu vraisemblable) de la police de Montréal, surnommé Aileron à cause d’un bras atrophié par la thalidomide, tente de comprendre ce qui a bien pu pousser la jeune femme à commettre l’irréparable. Cinq secondes est un polar psychologique mené de main de maître par un écrivain au sommet de son art et dont on reconnaît les talents de scéna­riste dans le découpage et le rythme de l’action. Avec, en prime, un portrait inédit du Montréal souterrain dont le détective Marceau semble connaître les moindres recoins. Une expérience de lecture des plus agréables…

Après Il ne faut pas parler dans l’ascenseur, de Martin Michaud (La Goélette), Les Marionnettistes, de Jean Louis Fleury est ma deuxième «découverte» de 2010. Premier volet d’une trilogie, cet excellent polar «régionaliste» dont l’action se passe en grande partie dans le monde des chasseurs du Haut Richelieu, raconte la longue et périlleuse enquête que mène la Sûreté du Québec pour débusquer un justicier qui a exécuté quatre personnages peu recommandables, dont un redoutable chef de motards. Pour Aglaé Boisjoli, une jeune et jolie stagiaire, c’est enfin l’occasion inespérée de faire ses preuves. Tout est réussi dans ce premier roman qui propose une galerie de personnages très typés, dont un certain chroniqueur réputé, d’origine italienne, amateur de vélo et suspecté de meurtre! Seul bémol: l’emploi généralisé de l’imparfait du subjonctif détonne un peu dans le contexte, sauf dans un premier chapitre plutôt savoureux, au style délicieusement guindé, où l’on apprend, entre deux galipettes érotiques, l’origine de l’arme du crime, un revolver MAS, série 1893, à poudre noire. Une histoire remarquable et fort distrayante!

En bref… Lazy Bird, d’Andrée A. Michaud, finaliste au prix Saint-Pacôme du roman policier, sera publié à la rentrée dans la prestigieuse collection «Policiers» du Seuil. Après Luc Baranger (qui prépare un «Poulpe»), c’est au tour de François Barcelo d’investir la collection «Suite Noire» des éditions françaises La Branche, avec Fantasia chez les Plouffe. Pour les lecteurs à la vue basse, mais aux idées larges, les éditions Alire rééditent La Chair disparue de Jean-Jacques Pelletier, en grand format. Les éditions Québec-Amérique ont publié Les Fantômes de Mont-Tremblant, de la Belge Nadine Montfils, un polar loufoque dont l’action se passe au Québec, et Chrystine Brouillet nous propose une nouvelle enquête de Maud Graham dans Sous surveillance (la courte échelle) sur le thème du triangle amoureux. De quoi finir l’été tout en frissons…

Bibliographie :
Magouille au manoir, Antoine Yaccarini, VLB éditeur, 398 p. | 28,95$
Quand la mort s’invite à la première, Bernard Gilbert, Québec Amérique, 334 p. | 24.95$
Cinq secondes, Jacques Savoie, Libre Expression, 312 p. | 24,95$
Les marionnettistes, Jean Louis Fleury, Guy Saint-Jean éditeur, 406 p. | 29,95$

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