Grandeur et misères des durs à cuire

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Les premiers textes de Chandler, Hammet, McCoy, Gardner, publiés dans le pulp (revue bon marché) légendaire Black Mask durant les années 20, ont fondé la tradition du roman noir à l'américaine, le hardboiled, qu'on peut traduire par « dur à cuire ». Ces histoires de détectives dopés à la testostérone, qui évoluent dans un monde corrompu où la seule justice possible est celle qu'on peut faire soi-même, et où l'intérêt de l'intrigue tient surtout dans le regard lucide du héros sur la vie sont encore aujourd'hui le meilleur filon du roman noir américain. Les Crumley, Burke, Pélécanos ainsi que d'autres ont pris le relais pour notre plus grand plaisir.

James Crumley

La sortie d’un James Crumley est toujours un événement trop rare pour les amateurs de roman noir. Son héros, Milo Milodragovitch, qui était privé au Montana dans le livre culte La Danse de l’ours, est de la pure tradition des durs à cuire à l’américaine. Dans La Contrée finale, il habite maintenant au Texas pour l’amour d’une femme, Betty, une relation qui va lentement à la dérive. Il y tient un bar où il blanchit son magot, l’héritage de son père repris à des marchands de drogue. Parce qu’il a 60 ans et il qu’il s’ennuie, il reprend sa licence de privé et c’est lors d’un petit contrat qu’il bute dans un Noir énorme, bouc émissaire idéal pour le meurtre d’un trafiquant de drogue qui vient d’être commis, et qu’il sait innocent. C’est pour le sauver de la peine capitale, expéditive au Texas pour les Noirs, qu’il se mettra à sa recherche : mal lui en prend. Les ennuis démarrent très vite lorsqu’il tue un flic, dont le frère s’avère être le procureur du comté, qui tentait de l’assassiner. Jouet de forces qu’il ne contrôle pas, il est sérieusement passé à tabac, se venge, est menacé des façons les plus diverses par des policiers et politiciens véreux, puis règle ses comptes. Le tout entrecoupé de lignes de coke, de pilules de codéine, de rasades de whisky et d’une baise à trois mémorable mais louche, un cadeau de Betty. Sacré santé, notre vieil ours !

Il est très difficile de décrire les histoires complexes, féroces, et jubilatoires de Crumley sans tomber dans la caricature. Ses nombreux personnages sont bien campés, ses intrigues, multiples, s’entrecoupent et Milo, un dur de dur 100% américain qui se contrefiche du politiquement correct, est malgré tout un personnage sympathique, non dénué de tendresse et d’humour. Dans la pure tradition hardboiled !

James Lee Burke

L’enquêteur cajun de la paroisse d’Ibéria en Louisiane, Dave Robicheaux, personnage fétiche de James Lee Burke, est moins enthousiaste dans l’action (qu’il ne dédaigne pas non plus), plus humain : généreux, tourmenté, la violence à fleur de peau, il se maintient (et nous aussi !) dans un équilibre émotif précaire. On retrouve à ses cotés sa fille adoptive Alafair, son impétueux ami et ancien flic Clete Purcell et son associé dans sa boutique de pêche, Baptist, un Noir cajun. Ses histoires sont des portraits d’une Amérique cupide où la haine et la vengeance ont la vie dure, le tout servi dans une prose envoûtante. Son tout dernier livre, Sunset limited, en est un bon exemple.

Le père de Megan Flinn est mort crucifié à une porte de grange pour ses idées trop libérales, un meurtre vite enterré. Devenue photographe de presse célèbre, elle revient au pays avec son frère Cisco, producteur de cinéma. Littéralement magnifique, Megan est « pareille à un péché que nous aurions caché dans le confessionnal, agaçait notre conscience ou, pis encore, rallumait notre convoitise ». Sa seule présence réveille de vieux démons et fait ressurgir d’anciennes haines avec leur lot de violence, entre autres sous la forme d’un tueur insaisissable à face patibulaire. Robicheaux démêlera les fils de cette intrigue compliquée où le passé et le présent s’entrechoquent ; notre antihéros type découvrira une vérité qui ne laissera personne indemne. Robichaux est un dur à cuire, un justicier humaniste qui lutte du coté du bien contre un mal toujours trop fort : les livres de Burke sont de véritables incantations sur la gangrène du pouvoir, l’amour et la haine, et sa prose est par moment sublime.

George P. Pelecanos

De livre en livre, Pelecanos prend sa place parmi les grands du roman noir américain. Blanc comme neige met en scène le détective privé Derek Strange, un Noir américain de Washington plus très jeune et un peu désabusé. Il accepte par compassion d’enquêter sur le meurtre d’un jeune flic noir, Chris Wilson, abattu par Terry Quinn, un confrère blanc ; les circonstances étaient contre ce dernier : Wilson, en civil, en boisson et manifestement hors de lui, braquait une arme contre un blanc étendu par terre. Puis il a tourné lentement son arme contre les policiers. Naturellement blanchi mais marqué, Terry quitte la police pour travailler dans une librairie de livres usagés. Entre l’enquêteur et l’enquêté naît une étrange amitié au point où Quinn participe lui-même à l’enquête. Une enquête sur lui-même, en fait : aurait-il vraiment tiré si un Blanc s’était retrouvé dans la même situation ? Parallèlement, les dealers d’héroïne pratiquent leur négoce lucratif, s’entretuent, tandis que leurs clients sont pires que morts.

Strange est un dur à cuire aux mêmes motivations de justice que Robichaux et Milo mais il est beaucoup plus réfléchi et sage ; il évite la bagarre s’il peut l’éviter ; il connaît les faiblesses de la nature humaine et la part d’ombre de chacun, y compris la sienne, et ne porte pas de jugements prématurés. L’intrigue est passionnante, rythmée, les personnages, complexes et la vision du monde qui se dégage du livre est sombre mais lucide.

Les romans noirs, particulièrement les hardboiled, dénoncent ce que la bonne société ne voudrait pas voir : la corruption, le racisme, la pauvreté endémique et le laxisme face à la criminalité, qui servent beaucoup d’intérêts commerciaux et légaux, etc. Les durs à cuire, en réagissant à la violence par la violence et en appliquant leur propre justice, nous servent de thérapie face à l’impuissance et c’est peut-être là la part la plus fictive de ces romans coups-de-poing. En ce qui concerne les histoires racontées, on n’a qu’à lire les journaux pour en vérifier la véracité. Ainsi, fin mai 2002, un jeune Noir sans casier a été « légalement » exécuté au Texas pour un meurtre commis dans un moment de panique à 17 ans. Le jury était Blanc, le procès, bâclé, et la victime était connue d’un politicien influent !

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La Contrée finale, James Crumley, Gallimard/La Noire
La Danse de l’ours, James Crumley, Folio policier
Sunset limited, James Lee Burke, Rivages/Thriller
Blanc comme neige, George G. Pelecanos, Éditions de l’Olivier

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