La puissance des mots

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Les mots sont la matière première de tous les livres, et si la plupart des auteurs les choisissent attentivement et créent de belles choses, certains ont un talent particulier pour les agencer, les amener à refléter toute la lumière possible, à composer de la musique pour le lecteur. La rentrée littéraire automnale est riche, mais voici quelques pépites venant d’auteurs qui ont su donner une saveur particulière à leurs mots.

Les mots sont au cœur de l’album L’enfant des livres de Sam Winston, illustré par Oliver Jeffers. Le texte est court et poétique, invitant l’enfant à voir toute la richesse des livres et de l’imaginaire. La force de l’album se trouve toutefois dans les illustrations délicates de Jeffers, qui a construit ses décors avec des phrases tirées d’autres œuvres littéraires. Que les enfants s’endorment sur des nuages constitués de comptines, qu’ils grimpent des montagnes créées avec les mots de Peter Pan, qu’ils flottent sur une mer formée par Le voyage de Gulliver et Les mille et une nuit, ces illustrations titillent notre curiosité. L’émerveillement est garanti, tant pour le petit qui voit les mots d’une autre façon que pour le grand qui peut se perdre dans les décors et avoir envie de découvrir ou redécouvrir les œuvres dont des phrases bien choisies ont été mises en valeur.

Chez D’eux, ce sont les mots de Carole Fréchette qui frappent, cette dernière les utilisant comme autant de fléchettes vers les politiques et conscientisant le lecteur à la nécessité de la culture. C’est Thierry Dedieu qui a été touché en premier par ces mots, écrits en 2014 à l’invitation du Conseil québécois du théâtre pour attirer le regard sur la culture lors des élections, et il a voulu les illustrer. Les phrases gardées dans Si j’étais ministre de la Culture ont été choisies et adaptées pour un public plus vaste, mais elles sont toujours mordantes, efficaces, montrant ce que serait le monde sans la culture au sens large. Au fil des pages, le lecteur comprend qu’elle est partout et que le ministre qui est en responsable est en fait le ministre « de l’équilibre des âmes, du battement des cœurs, de la respiration. Ministre de l’oxygène ». Signant des illustrations sobres, mais saisissantes, avec un noir et blanc qui tranche sur des fonds colorés et des expressions savoureuses, Dedieu a créé l’écrin parfait pour ce texte qu’il fallait oser publier pour les enfants.

Pour les plus vieux, dès 10 ans, Annie Bacon étonne avec une dystopie qui offre une poésie surprenante, même pour l’auteure. En effet, c’est lors de la mise en page que des vers libres sont apparus, comme si le texte avait trouvé seul sa rythmique. Avec une douceur peu fréquente dans ce genre littéraire, Annie Bacon raconte le parcours d’Astride, adolescente de 13 ans qui se retrouve seule dans les rues de Montréal après un choc neutronique qui a tué tous ceux qui n’étaient pas complètement immergés au moment de l’impact. Plutôt que de rejoindre les gangs qui se forment, Astride s’isole dans la bibliothèque du Plateau et survit comme elle le peut, seule parmi les livres. Cet environnement littéraire colore le récit; la disposition aérée du texte ainsi que les pages noires donnent du relief aux mots de l’auteure. Une belle découverte!

Clémentine Beauvais fait aussi dans la poésie, signant un roman pour les grands adolescents entièrement en vers libres : Songe à la douceur. Elle a adapté le livre de Pouchkine et l’opéra de Tchaikovsky, tous deux intitulés Eugène Onéguine, et offre un texte riche et déstabilisant sur l’amour, le pardon, le temps qui passe. La qualité de l’écriture de l’auteure française est indéniable et on est soufflé par les images qu’elle fait naître en s’attardant aux grandes émotions ou au quotidien, comme lorsqu’elle parle de la fragilité des adolescents amoureux : « C’est frêle, ces jeunes personnes tellement éblouies par le jour, qu’elles ne sont pas apprêtées pour la nuit. » Eugène et Tatiana sont tous deux adultes quand ils se croisent dans le métro un matin, mais cette brève rencontre fait resurgir les fantômes de leur adolescence, alors que Tatiana était folle amoureuse d’Eugène et que lui, tombeur, l’a rejetée, cette année pendant laquelle ils ont vécu un grand drame qui les a séparés. Au fil des pages, on revient sur cet amour qui a laissé des traces, « là où le présent caresse, plus tard le passé pince », et on observe la différence entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont devenus. C’est parfois doux, parfois brusque, toujours particulier.

Finalement, parce que l’absence de mots peut aussi mettre ces derniers en valeur en donnant la possibilité à l’adulte de les choisir ou de laisser le jeune lecteur s’exprimer, L’enfant seule de Guo Jing, paru chez Comme des géants, est un album à découvrir. D’abord l’auteure sert de guide en expliquant son intention de parler de la solitude et de l’isolement qu’elle a vécus dans la Chine de l’enfant unique, puis elle laisse le lecteur partir à la découverte des cases, magnifiquement dessinées, poétiques, dans ce récit où l’enfant, seule, perdue, trouve un ami – existe-t-il vraiment? C’est une ode à l’imaginaire et à l’amitié douce et enveloppante, toujours en mouvement grâce aux incessants changements de perspective. C’est un bijou qui vient compléter admirablement cette petite liste de titres dont les auteurs, avec très peu ou avec beaucoup de mots, ont su transformer leur matière première en beauté.

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