La mort comme horizon, point final vers quoi faire tendre sa vie avec ardeur, muscles bandés, esprit exalté, tel était le dessein (ou l’idée fixe) d’un écrivain surdoué, discipliné, sapé, paradoxalement occidentalisé et traditionaliste, Yukio Mishima qui, à 40 ans, se fit en effet hara-kiri.

Je me souviens de la stupéfaction à l’annonce de ce suicide éclatant (mais également pitoyable) commis en novembre 1970 par un grand écrivain japonais (on causait de sa candidature au Nobel). Mishima, alors, c’était un phénomène, un écrivain de droite d’un raffinement extrême, intarissable romancier alternant des œuvres de littérature pure (pour grands lettrés) et des titres de littérature populaire (pour un lectorat largement féminin) et dont le premier chef-d’œuvre, Confession d’un masque, paru en 1949, révéla un univers de pulsions où la sexualité et la mort hantaient un jeune homme (lui, sans aucun doute) fasciné jusqu’à l’éjaculation par le Saint Sébastien au corps transpercé de flèches du peintre Guido Reni.

Le corps nu, languissant, bras levés et attachés à un arbre, les yeux levés vers le ciel, la chair atteinte en trois endroits, la mort qui allait venir, tout Mishima (peut-on dire) est dans ce tableau du XVIIe siècle italien. Dans ce roman scandaleux écrit à 23 ans, il décrivait ainsi le militaire martyr : « Les flèches mordaient dans sa chair ferme, éclatante de jeunesse, et semblaient, dans leurs flammes de douleur et de joie suprêmes, consumer son corps de l’intérieur. »

Cinquante ans après son point final (le seppuku accompli publiquement en uniforme militaire avec l’aide d’un garçon de 22 ans chargé de l’achever par décapitation, garçon qui à son tour s’ouvrit le ventre et qu’un comparse du même âge décapita — certains évoquèrent un double suicide amoureux), l’occasion de revenir à la figure jamais oubliée (et toujours inoubliable) de cet écrivain de génie (qui fut un méchant moineau pour dire la chose en québécois) nous est donnée avec la parution d’une nouvelle édition de la biographie que signa John Nathan en 1974, peu de temps après la sortie de scène de l’auteur des Amours interdites, de L’école de la chair, de la tétralogie La mer de la fertilité, entre autres titres parmi quarante romans, vingt recueils de nouvelles, vingt essais et dix-huit pièces de théâtre.

Cette biographie remarquable est essentielle car John Nathan a connu Mishima dans les années 60, c’était un jeune Américain de 24 ans venu étudier la littérature japonaise à l’université de Tokyo. Il s’entraînait au gym avec lui, faisait des altères, de la course (Mishima était un athlète qui développa les muscles de son corps sa vie durant) et il participa à plusieurs soirées que l’écrivain donnait dans la vaste demeure à l’occidentale qu’il s’était fait construire, des soirées dont lui, Mishima, s’éclipsait à vingt-trois heures pile pour aller faire ses nuits d’écriture. Comme Proust, il n’écrivait que la nuit.

De plus, John Nathan était devenu le traducteur préféré de Mishima dès qu’il avait signé celle du Marin rejeté par la mer en 1963; il passait des heures dans le bureau de l’écrivain qui lui causait des classiques japonais, de la Grèce antique, d’Oscar Wilde, et « des douzaines de nuances de rouge différenciées dans le spectre chinois », précise-t-il dans la nouvelle préface de son ouvrage. Après la mort de Mishima, Nathan a eu toute la collaboration voulue de la part de la veuve de l’écrivain (homosexuel s’étant marié à une fille qui avait vingt ans de moins que lui), des parents de Mishima et de plusieurs de ses proches.

La beauté, la jeunesse, la mort étaient ses sujets mais, en lisant John Nathan, on réalise que la droiture, la discipline, l’intransigeance étaient ses moteurs. À preuve, cette incroyable machine à écrire qu’il était devenu par choix, organisé, planifié, jamais en retard sur ses dates de remise de manuscrits, pointilleux sur tout; cet homme ne fumait pas, ne buvait pas d’alcool, « il menait davantage une vie de banquier que de romancier », écrit celui qui fut son traducteur, son ami puis son biographe.

Un jour, John Nathan va vivre un malaise car, pour un trop-plein de préciosité dans un des romans de Mishima qu’il aura à traduire, Soie et clairvoyance, il décide de surseoir, d’annoncer à Mishima qu’il préfère ne pas… Mishima accepte mais dès qu’il apprendra que Nathan a plutôt entrepris de traduire Une affaire personnelle, le grand roman de Kenzaburô Ôé sur l’histoire de son fils infirme, il s’en formalise et dès lors Nathan devra sortir de sa vie (Ôé, le contraire de Mishima, écrivain de gauche qui aura le Nobel, Mishima le considérant en rival). Ils ne se reverront qu’une seule fois lors de la soirée d’adieu de John Nathan qui retourne en Amérique, soirée où Mishima se présente, reste peu de temps et se livre devant lui (c’est on ne peut plus japonais) à une politesse suffisamment excessive pour induire une insulte, comme un soufflet.

C’est l’enfance de Kimitaké Hiraoka (le vrai nom de Mishima) que l’on découvre dans sa singularité, son anormalité, sa spécificité malsaine, en lisant cet ouvrage. De sa naissance en 1925 jusqu’à ses 12 ans, cet enfant a été littéralement kidnappé par sa grand-mère paternelle qui, excentrique, hautaine, lettrée, le garda près d’elle « dans sa chambre sombre de malade », ne le faisant conduire chez sa mère que pour les tétées minutées. Il n’avait le droit de jouer qu’avec trois cousines. Il ne connut aucun garçon. Mais il était tout pour sa mamie, Natsu, qui l’appelait « mon petit tigre » et lui lisait du Oscar Wilde.

Remis à ses parents, il tombe sous l’autorité sévère d’un père qui déchire ses livres et sous l’amour ardent d’une mère pour qui il est un pur trésor. Malgré tout, ce garçon délicat, efféminé, faible, va faire son chemin dans les lettres et ses muscles dans les gymnases. Il tient tête à son père qui, fasciste dépité lors de l’abdication de l’empereur, consent à voir son fils écrire, lui disant (Nathan le tenait de plusieurs sources) : « Fais-toi romancier, à condition de devenir le meilleur! » Ce à quoi le petit Hiraoka, décidé à devenir le grand Mishima, répond : « C’est entendu! » Il le devint. Quand son premier livre est paru, à 19 ans, il déclara : « Désormais, je suis prêt à mourir! »

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