Voyages initiatiques

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Deux héroïnes entreprennent de mystérieux voyages, périples initiatiques des plus contrastés. Si l’une se fait enlever au bout du monde sans son consentement, réduite à un objet sans libre arbitre, l’autre part plutôt au bout d’elle-même et de sa nouvelle liberté, en allant enterrer sa mère en Islande.

L’art de désamorcer
Envoyée spéciale de Jean Echenoz sert sur un mode humoristique un roman d’espionnage qui ne se prend jamais au sérieux. L’œuvre fantaisiste marque un retour à la fiction pure pour l’auteur de la récente et géniale trilogie de biographies romancées (Ravel, Courir, Des éclairs) et de Cherokee (1983, prix Médicis). Centré sur une femme des plus ordinaires, prénommée Constance, le roman raconte son enlèvement, sa séquestration, puis sa déportation à Pyongyang. L’épopée fantasque met en scène une bande de piètres agents secrets, des geôliers pas très crédibles qui se prennent d’affection pour leur prisonnière, et un mari, Lou Tausk, parolier célèbre sous ce pseudonyme qui a fait un tabac avec Excessif, un énorme tube dont les adaptations étrangères se sont rendues jusqu’en Corée du Nord. Voilà pourquoi Constance sera choisie pour un voyage à Pyongyang, mais les motifs de la mission semblent aussi secondaires que tout ce qui concerne les aventures de notre équipée, prétexte à créer une machine romanesque parfaitement huilée alliant jeux narratifs, montage cinématographique, bande sonore et désamorçage constant de l’intrigue.

La narration intervient constamment, laissant les personnages à peu près impuissants, simples exécutants, médiocres et blasés pour la plupart, engagés malgré eux dans une aventure plus grande qu’eux, jusqu’à traverser en pleine nuit la DMZ (la zone démilitarisée qui sépare la Corée du Sud de la Corée du Nord), considérée comme « la plus sensible et dangereuse du monde ». Ainsi, l’auteur s’amuse à changer constamment de point de vue narratif et à se placer au-dessus de ses pions. « Or nous, qui sommes toujours mieux informés que tout le monde, savons très bien où se trouve Clément Pognel. Nous n’avons aucun mal à le localiser : en ce moment même il est en train de marcher en compagnie d’une femme sur le terre-plein du boulevard de Charonne… »

L’intérêt de ce délicieux roman réside dans l’écriture, Echenoz dirigeant en virtuose cette partition magistrale où se déplace constamment la focale, comme si nous suivions les mouvements d’une caméra braquée avec une formidable précision sur les allées et venues d’une galerie de personnages. Entre le métro de Paris, une ferme de la Creuse et la Corée du Nord, Echenoz tisse une fiction ancrée avant tout dans des lieux, où les protagonistes paraissent manipulés comme des pantins. La voix du métro parisien qui annonce les stations sur la ligne 2 paraît aussi importante que les héros de l’histoire. Comme si le pouvoir de recréer le monde dépassait le monde lui-même.

Attentif au moindre détail, Echenoz s’applique avec une rigueur méticuleuse sur les objets et les moindres gestes des individus, créant des tableaux vivants des plus fins, tout en usant d’une irrésistible dérision. L’exposé au sujet du degré d’infirmité provoqué par l’ablation d’un bout de doigt, en l’occurrence celui de Constance, qui doit être envoyé à son mari en guise de menace, vire carrément au délire. Ce morceau d’anthologie représente parfaitement la dérive humoristique issue des précisions techniques dont raffole Echenoz. Il ne s’agit plus de la femme à qui on coupe un doigt, mais bien du pourcentage de déficit anatomo-physiologique lié à l’ablation d’une phalange d’auriculaire!

En somme, à travers les péripéties abracadabrantes auxquelles s’adonne la bande de joyeux personnages de ce roman, le romancier développe une satire sociale d’un monde qui tourne malgré lui autour d’insignifiantes préoccupations, où l’amour n’est qu’un leurre, le courage, bien souvent égoïste, et la femme, malheureusement réduite à un objet. Seul le plaisir du lecteur reste sacré et garanti, parce qu’Echenoz demeure l’un des prosateurs les plus brillants, dont les manœuvres littéraires font crier sans cesse au génie.      

Cauchemar lynchien
Au contraire de Constance, l’héroïne de J’ai toujours ton cœur avec moi de l’IslandaiseSoffía Bjarnadóttir n’est pas manipulable. À tout le moins essaie-t-elle de s’en assurer. Hildur consacre effectivement son énergie à revendiquer son plein arbitre sur une vie gâchée par Siggy, une mère malade qui n’a jamais endossé son rôle maternel, une mère phénix qui a passé sa vie à brûler de l’intérieur et à renaître, laissant ses enfants derrière, « la face grise de cendres ». Mais lorsque cette dernière meurt et lègue à sa fille une petite maison jaune sur l’île Flatey, en Islande, c’est une vague de souvenirs et de remords qui remonte à la surface, plongeant l’orpheline dans une sorte de transe où le passé forme un nuage opaque duquel il n’est pas aisé de s’extirper.

Premier roman à la poésie brute, au souffle vif, original et puissant, J’ai toujours ton cœur avec moi baigne d’une atmosphère onirique, voire cauchemardesque. L’imaginaire de la narratrice, densément peuplé de mouches mortes, de lombrics et d’images macabres, rappelle celui d’un David Lynch. Hildur cohabite avec la mort depuis l’enfance, comme si les éternelles mises en scènes théâtrales maternelles avaient fini par tuer sa sensibilité. « Je plaçais un filtre devant l’objectif et débranchait le câble qui reliait les nerfs et autres vecteurs d’émotion à la centrale cardiaque. » Siggy lui a appris à ne pas ressentir, jusqu’à une limite inconcevable qui mènera l’héroïne à une action tragique.

Le voyage sur l’île de Flatey qu’entreprend Hildur se révèle être surtout un voyage au bout d’elle-même, un moment pour régler ses comptes avec une mère qui la hante en spectre malveillant, mais aussi secourable par moments. Hildur en trace les contours, en fait le portrait dans des mots aussi durs que bouleversants, les mots d’une enfant qu’on découvre de plus en plus détraquée.

Il y a peut-être quelques clichés, ici et là, sur une mère qui lui a manqué dès la naissance, mais la force du roman réside dans la manière décalée avec laquelle la narratrice nous livre son récit. On en vient à ne plus savoir ce qui est vrai ou rêvé, à être aussi déboussolé qu’elle, en manque de repères, guidé par des images saisissantes, de celles qui obsèdent et angoissent et ne livrent pas leur secret. Fable métaphysique sur la perte et le manque, ce petit roman aux accents surréalistes réussit le pari de pénétrer la fragile conscience d’une petite fille en détresse, prisonnière de l’adulte qui a grandi et construit une carapace autour de sa svelte silhouette, mais ne l’en a jamais délogée.

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