Un monde sans faim?

3
Publicité
J'ai écrit, il y a peu, que j'avais l'impression que la littérature s'inquiétait de moins en moins du monde dans lequel nous vivons. Trop souvent faut-il tourner son regard vers ce que certains appellent encore la paralittérature, la littérature de genre ou le roman de gare, pour lire sur le monde, le sentir se déployer sous la plume et le regard des écrivains.

Deux ouvrages sont venus me contredire. Tant dans le roman Le tigre blanc de l’Indien Aravind Adiga que dans le récit Adieu mon frère, de l’Haïtienne1 Edwidge Danticat, deux visions du développement d’un monde dont on désigne les pays qui le constituent par le vocable peu enviable de pays émergents, ou en voie de développement, sont décrites.

L’Inde et la Chine contiennent à elles deux presque le tiers des habitants de notre planète. Sous la lorgnette de la productivité et de l’expansion des marchés, on y voit une panacée mirobolante de la survie du modèle, le nôtre, celui de l’Amérique, celui de l’Occident de l’après-guerre. Sauf qu’on le sait maintenant, la modification des règles d’échanges, qui ne peut se faire sans heurts, signifie aussi une modification radicale des modes de vie, un choc pour les organisations sociales, politiques et économiques.

Pour Haïti, la nouvelle économie ne s’organise pas de la même manière qu’en Asie. Les vingt dernières années ont vu des régimes et des gouvernements élus se fracasser. Et plutôt que d’y voir apparaître de nouvelles classes, on constate que certaines disparaissent. Les forces vives parties s’installer ailleurs et devenues diaspora travaillante, fournissent une des principales sources de revenus au pays. Certaines statistiques parlent de plus de deux milliards de dollars qui sont versés chaque année par les familles exilées. Un étrange moteur économique pour un pays dévasté, devenu la représentation même de l’oubli.

Et ceux qui sont restés se sont soit enrichis, soit sont devenus plus
pauvres encore.

Deux continents, deux misères
Aravind Adiga met en scène un enfant pauvre, d’une caste inférieure qui, traditionnellement, a pour mission sociale de faire le thé. Balram Halwai est un brillant élève, mais il devra interrompre ses études pour travailler, faire le thé lui aussi, pour faire vivre sa famille. Son rêve du mieux et du meilleur le poussera à quitter son village, sis sur «les rives noirâtres d’un Gange qui charrie les désespoirs de centaines de générations».

À Delhi, où il se rendra d’abord, la chance lui sourit: il fait mentir son destin et devient chauffeur pour M. Ashok, fils d’industriel indien, issu d’une caste supérieure. M. Ashok est riche et a étudié à New York, où il a rencontré son épouse, une Américaine bien née: Pinky Madam. Mais M. Ashok et Pinky Madam sont malheureux. Il déteste le sort de porte-sacoche que sa famille lui impose, réduit qu’il est à payer les partis et les ministres pour voir le business de sa famille conserver son statut. Et elle ne s’acclimate jamais à la vie de l’Inde, qui ne correspond absolument pas à ce qu’elle adorait de sa vie new-yorkaise.

Balram voit tout, saisit tout: la nouvelle vie de son pays, les nouveaux enjeux. Et il comprendra que pour devenir quelqu’un, il doit jouer selon les nouvelles règles: prendre son bien là où il est. Or, avec le contenu d’un seul des sacs que son maître livre, il pourrait. Tout. Il le prendra. Et deviendra. Il développera son entreprise de transport, à Bangalore, une des nouvelles Mecque du capitalisme oriental.

Écrit comme une longue lettre au premier ministre de Chine, qui s’apprête à visiter Bangalore, Le tigre blanc nous plonge dans un microcosme de transformations sociales et économiques. En plus de se présenter comme une confession, le livre dépeint un portrait de l’Inde actuelle tel qu’on en entend peu parler. Pas surprenant qu’il ait obtenu le prix Man Booker.

Adieu mon frère fonctionne quant à lui sur un autre mode. Si la fiction de Tigre blanc permet de dépeindre le monde évoqué de manière presque humoristique, c’est sous la forme d’un récit de vie d’une profonde tristesse qu’Edwidge Danticat nous rappelle l’Haïti de ces dernières décennies.

Entre New York et la ville haïtienne de Bel-Air, Danticat signe non seulement un récit autobiographique où la mort se joue sans cesse de la vie, mais elle nous fait marcher sur la route sombre de trente-cinq ans de déclin, pour la Perle des Antilles.

Pour raconter la vie de sa famille, Danticat profite d’une grossesse et d’une mort annoncée pour remonter le temps. Le jour où elle apprend qu’elle est enceinte, son père reçoit la plus triste des nouvelles; celle d’une maladie incurable, qui aura bientôt raison de lui. Deux événements qui relèvent du paradis et de l’enfer, deux événements à la fois opposés et proches, cycle imparable de la vie.

Adieu mon frère retrace les liens de cette famille. Il reconstruit la vie de l’auteur, depuis le départ de ses parents vers New York, en 1973, alors qu’elle n’avait que 4 ans, jusqu’à la mort du père, en 2004. Le livre nous fait passer du temps à Bel-Air, chez l’oncle à qui son jeune frère et elle sont confiés. Les années de détérioration lente sont omniprésentes, jusqu’à ce que les parents de la petite Edwidge viennent la reprendre, pour l’emmener lot bô d’lo2 elle aussi. Des années qui verront le pays perdre ses richesses, devenir de plus en plus violent. Des années qui feront trop de morts, qui verront trop de malades incapables de se soigner chez eux, et qui devront partir. Des années de rencontre entre Dieu et l’Ange de la mort, entre les cadavres et les contes, entre les naissances et les départs…

Adieu mon frère est un livre sur la vie qui s’arrache. Un livre où, quand tout se meurt, c’est la beauté de cet acharnement à faire tout en son pouvoir pour que ceux qu’on aime puissent continuer, malgré tout.

Adieu mon frère, c’est non seulement le destin d’une famille, mais celui d’un pays où la vie et la mort s’affrontent sans cesse, plus qu’ailleurs, dirait-on…

Le tigre blanc et Adieu mon frère, deux livres de survie? Peut-être.

1 Edwidge Danticat est une États-Unienne d’origine haïtienne.
2 Expression créole signifiant «l’exil».

Bibliographie :
Le tigre blanc, Aravind Adiga, Buchet/Chastel, 320 p. | 34,95$
Adieu mon frère, Edwidge Danticat, Grasset, 352 p. | 34,95$

Publicité