Tour du monde en sept romans (première partie)

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Les livres dont je vous parlerai ne figureront probablement jamais sur les listes des best-sellers : ce pan particulier du marché littéraire qu'est le domaine étranger est ainsi fait. Dommage. Parlez-en aux éditeurs français, qui en ont fait une spécialité et qui connaissent, ces dernières années, des baisses notables de revenus. Lire coûte cher, et lire l'ailleurs encore plus. À l'heure de la transmission instantanée des connaissances, il peut sembler ironique d'en être rendus à fréquenter de moins en moins d'auteurs venus de l'extérieur de nos frontières. Et pourtant…

Pardonnez-moi cette entrée en matière assez austère qui est à l’opposé du sentiment profond de gratitude m’ayant envahi pendant le tour du monde littéraire auquel je me suis adonné en août dernier, et dont je vous propose ici le premier volet. Et s’il faut parfois débourser un peu plus de sous pour débusquer la perle rare, sachez que l’investissement en vaut la peine.

L’étrange charme nippon

Ainsi, c’est par le Japon que débute notre périple autour du globe avec les deux nouveaux ouvrages de Yoko Ogawa, sans conteste la plus énigmatique des romancières du pays du Soleil Levant : La Petite pièce hexagonale et Tristes revanches. Spécialiste du récit bref, Ogawa, qui vit dans la région d’Osaka, a ce don étrange de nous transporter grâce à sa prose d’une remarquable limpidité dans un univers si lointain, et si proche à la fois : quelque part entre un pays fantastique et le gris spectacle du quotidien. Lorsqu’on traite des histoires concoctées par Ogawa, la tentation est grande d’utiliser le terme d’inquiétante étrangeté, si cher aux lecteurs de Borges. Dans l’ensemble de l’œuvre de l’auteure nippone, on ne dénombre que peu ou presque pas de références au monde qui nous entoure, comme si ses protagonistes vivaient à l’écart de celui-ci. Mais si Ogawa sait admirablement faire naître de sa plume les descriptions floues et les pointes d’onirisme ténues, on ne peut pas en dire autant de ses obsessions, de plus en plus marquées au fil de ses romans. Ainsi, on renouera dans Tristes revanches avec les thèmes du deuil, aussi cher à de nombreux écrivains japonais, de la maladie et de la solitude. Il demeure vain cependant d’essayer de percer la mécanique des récits d’Ogawa qui, de façon générale, n’obéissent à aucune règle et ne se rapprochent d’aucune école moderne. Ce ne sont que des instantanés banals, souvent évanescents, extraits de la trame du temps qui fuit. Quelques grands sont capables d’extraire des histoires de si peu. Ogawa fait partie de ceux-là.

Mais celui ou celle qui n’a jamais franchi le seuil — et j’insiste sur le terme puisqu’il s’agit vraiment d’une entrée dans un univers particulier — de l’œuvre de l’écrivaine sera bien servi avec La Petite Pièce hexagonale. Ce récit d’une centaine de pages raconte l’histoire d’une bande de nomades qui transportent de ville en ville un isoloir où vont s’enfermer des quidams désireux de se vider le cœur et l’âme dans le silence et l’obscurité. C’est l’occasion pour Ogawa de nous présenter une formidable parabole sur la psychanalyse et sur l’introspection auxquelles il est parfois nécessaire de s’astreindre pour voir clair dans son existence. Un petit bijou dont la profondeur est indirectement proportionnelle au volume. Voilà une chose rare.

Écrivain académie

Du Japon, passons maintenant à l’Autriche avec Lila, Lila, le quatrième roman de Martin Suter. Devenu fin stratège des faux romans policiers et des vraies enquêtes sur les malaises de notre époque, l’auteur de La Face cachée de la lune et de Small World s’interroge cette fois sur la nature du génie littéraire. Lorsque David Kern, un serveur sans histoires, découvre par accident un manuscrit abandonné, il ne songe pas un instant à s’en servir pour s’improviser écrivain. Mais sa nouvelle amie de cœur va en décider autrement et envoyer le roman à un éditeur qui l’accepte d’emblée. Fortune et gloire tombent soudainement sur la tête du jeune homme, contraint bien malgré lui à jouer les imposteurs : faites confiance à Martin Suter pour compliquer les choses. David devra faire face à un mystérieux clochard qui prétend être le véritable auteur du roman. S’ensuit un suspense tout en finesse ponctué d’allusions sardoniques au monde de l’édition et à cette idée, fort populaire par les temps qui courent, que l’on peut devenir du jour au lendemain une célébrité. Difficile de lâcher ce Lila, Lila, une œuvre remarquablement équilibrée qui oscille entre plusieurs genres. L’écriture est sobre, sans ambages et démontre que l’écrivain autrichien mérite plus que jamais sa place au panthéon des grands écrivains germanophones.

Le secret de la momie

Ce premier volet de mon tour du monde ne saurait être complet sans la mention d’un autre roman malheureusement passé presque inaperçu lors de sa sortie et qui, pourtant, rassemble tous les éléments propres au best-seller. Qu’à cela ne tienne, je rendrai à La Nostalgie des dragons de Démosthène Kourtovik l’hommage qui lui est dû. Sorte de croisement de récit policier, d’essai d’anthropologie et de roman de mœurs, cette œuvre ambitieuse surprend d’abord par la facilité avec laquelle son auteur sait nous transmettre son étonnant savoir. À partir du récit de la recherche d’une momie disparue des caves d’un musée grec, Kourtovik nous emmène un peu partout en Europe et enchaîne les hypothèses audacieuses sur les agissements des premiers habitants de notre planète ainsi que sur l’existence d’obscures sociétés secrètes dont les origines se perdent dans la nuit des temps. La momie serait en effet la première victime de mort violente dont on possède le cadavre, d’ailleurs étrangement bien conservé. S’il advenait que l’on découvre son lieu d’origine, jusqu’alors un mystère, les conséquences pourraient être néfastes pour bien des anthropologues. Résumer ainsi ce roman foisonnant et tout à fait passionnant s’avère un brin injuste, alors je me contenterai alors d’en recommander la lecture à tous ceux qui apprécient les histoires bien ficelées et riches en révélations sur la véritable nature de nos lointains ancêtres. Sans doute la révélation de l’été.

Faute d’espace, je poursuivrai dans la prochaine édition du libraire mon périple autour du globe avec, cette fois, des escales au Danemark (Virginia de Jens Christian Grøndahl), aux États-Unis (Il faut tuer Constance de Ray Bradbury) et en Irlande avec la nouvelle traduction du monumental Ulysse de James Joyce auquel je m’attaquerai avec plaisir… et une bonne dose de cran.

Bibliographie :
La Petite Pièce hexagonale, Yoko Ogawa, Actes Sud
Tristes revanches, Yoko Ogawa, Actes Sud
Lila, Lila, Martin Suter, Christian Bourgois
La Nostalgie des dragons, Demosthène Kourtovik, Actes Sud

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