Stefan Zweig : Une vie dans le papier de soie

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Plus qu’un biographe accroché aux barreaux de la chronologie, George Prochnik, dont la famille avait également fui Vienne en 1938, est assurément le grand observateur et le fin analyste de la vie – particulièrement de l’exil – de son célèbre compatriote autrichien, l’écrivain Stefan Zweig.

Rares sont les ouvrages qui, comme L’impossible exil sous-titré « Stefan Zweig et la fin du monde », fouillent avec tant d’acuité, de compréhension et d’empathie, la vie et surtout le drame d’un écrivain, d’un intellectuel grand amateur de livres que la montée du fascisme et le nazisme auront brisé net. L’auteur d’Amok et du Joueur d’échecs était un homme de culture, un grand Viennois, dont la vie brillante et aisée s’est heurtée au Mal. Fortement ébranlé, s’arrachant à son Europe, il en développa une incompréhension qui lui sera fatale et le mènera à décider dès février 1942 de se donner la mort au véronal, partagé avec sa femme, dans une petite ville du Brésil.

Durant cet exil, ses exils puisque Zweig, traducteur de Baudelaire, biographe de Marie-Antoinette, romancier de La confusion des sentiments (dans le souvenir d’un vieil homme s’entremêlent l’amour de l’étude et l’amitié amoureuse qui se développèrent avec son maître), en plus d’être un infatigable voyageur, multiplia les refuges à l’étranger dès l’élection d’Hitler, fuyant en Angleterre, en Suisse et en Amérique, puis se réfugiant au Brésil. Jamais il ne sera à l’aise dans ces étapes, écrivant à la dure sans sa bibliothèque, sans le confort bourgeois qu’il avait toujours connu. Ce qu’il écrit alors est un sentimental et élégiaque livre de souvenirs, Le monde d’hier, paru après sa mort et devenu un des grands livres du XXe siècle. Zweig revenait une dernière fois (chaque phrase étant une pierre scellant son tombeau) sur la brillante vie culturelle et cosmopolite que fût celle menée à Vienne par lui et ses amis musiciens, philosophes, écrivains, peintres, Thomas Mann et son fils Klaus, Richard Strauss, Klimt, Freud, le raffiné Schnitzler et le brutal mais magistral critique Karl Kraus.

Dès 1911, à 30 ans, Zweig était venu une première fois en Amérique, les États-Unis étant à ses yeux le pays de Walt Whitman dont la poésie, disait-il, célèbre « la fraternité à venir du monde entier ». Ce fils de grand industriel avait le cœur à gauche tout en menant une vie dorée, entouré des plus talentueux artistes de son temps, vite célèbre, et célébré, jouissant d’un grand respect et d’un inépuisable portefeuille, étant l’une des grandes figures de la Vienne d’avant 1914 (né en 1881, il publia dès l’âge de 19 ans), un modèle encourageant les jeunes écrivains en herbe à traduire de grands auteurs avant d’écrire eux-mêmes (Proust donnait ce même conseil).

Les années 30 allaient mettre un terme à sa munificence. En 1935, lorsqu’à 52 ans il revient à New York, on le reçoit comme une star. Il est au sommet de sa gloire, mais à Salzbourg, la ville où il s’est établi avec sa première femme, des nazis commencent à brûler ses livres, la presse juive lui reproche de collaborer avec Richard Strauss, le président de la Chambre de la musique du régime hitlérien. Zweig est un pur apolitique, un être bon, aérien et naïf. Aux journalistes américains qui le pressent de questions sur l’Allemagne d’Hitler, il dit : « Nous vivons une époque où les masses se méfient des intellectuels; or, être intellectuel c’est être juste, comprendre son opposant, donc affaiblir la conviction que l’on a raison ». On croit entendre Kafka qui a écrit : « Dans le combat entre toi et le monde seconde le monde ». Pour Zweig, qui sera confronté à ce que Kafka n’a pas connu, ce sera vite le désespoir. Après sa vie menée dans le papier de soie, ce sera dès lors la tristesse sans fin que le véronal seul apaisera.

En 1938, revenu à New York à 57 ans, neuf mois après l’Anschluss (l’entrée de l’armée nazie en Autriche), séparé d’avec sa femme, constatant qu’en Europe la vie spirituelle et culturelle est bafouée, barrée, que le peuple juif est malmené (il ne sait pas, ne saura jamais que ses coreligionnaires sont destinés à faire face à la Shoah), il goûte, amèrement mais toujours dans la nuance, ses derniers instants de célébrité (2 400 personnes l’applaudissent à Carnegie Hall) et il déclare à un journaliste (qui se trouve être l’amant de Klaus Mann) : « Il y a un plaisir mystérieux à préserver sa raison et son indépendance spirituelle à une époque où règnent la confusion et la folie ».

Pour écrire Le monde d’hier, il ne peut rester à New York et mener une vie mondaine (parmi les réfugiés et le gratin américain qui veulent le fréquenter), il va partir avec sa secrétaire, devenue sa deuxième femme, Lotte, pour s’établir à Ossining, la ville où se trouve la prison de Sing Sing (pour les amateurs de Mad Men, celle de la famille de Don Draper), mais au bout de six mois il fuit encore, les nouvelles de la guerre l’effraient, il craint un débarquement allemand aux États-Unis, ce sera Rio avec sa machine à écrire sur la table de nuit de l’hôtel Wyndham (il écrit à la main, sa femme tape), de longues heures d’écriture quotidienne, souvent nocturne.

Prochnik, remarquable biographe tout en attention, a lu les multiples correspondances de Zweig, il a réfléchi en connaissance de cause (son père ayant affronté l’exil). Il décrit ainsi ce dernier livre : « une bouteille jetée à la mer de l’avenir ». C’est une profession de foi humaniste. Zweig rêvait d’une république mondiale, il pensait pis que pendre des nationalismes (« cette pestilence des pestilences »), c’était comme son ami Romain Rolland un pacifiste radical mais, surtout, un esprit romantique qui regardait une dernière fois le monde dans lequel il avait été heureux mais sans savoir si, de ses décombres, naîtrait un monde à nouveau humain.

Lisons-le : « La terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans qu’on vous demandât rien. On n’avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées ». Hannah Arendt fut cinglante en parlant du Monde d’hier, Zweig selon elle n’avait pas su voir la plaie la plus menaçante de l’après-Première Guerre mondiale, celle du chômage. Sur son Olympe, Zweig aurait-il été insensible aux pauvres gens?

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