Au début des années 50 du siècle dernier, à la revue Les Temps modernes, Simone de Beauvoir, dans un article intrépide, demandait : « Faut-il brûler Sade? » Elle mettait le fer dans la plaie car tout lecteur porté à répondre oui n’aurait fait que dévoiler sa bêtise ou de la ferme hypocrisie. Sade mort en 1814, son œuvre fut condamnée à la clandestinité durant tout le XIXe siècle mais cette conspiration du silence n’avait pas suffi à les faire oublier, lui et son œuvre immense, importante, et voilà qu’en 1951 c’était la grande féministe herself qui affirmait : « pendant ses années de captivité, agonise un homme, naît un écrivain ».

C’est l’écrivain qui survit, lui dont l’œuvre écrite en prison est aujourd’hui incontournable (Desnos : « l’œuvre du marquis est la première manifestation philosophique et imagée de l’esprit moderne »), juchée à coups de plume au sommet de la littérature française entre celles du filou Villon, du sage Montaigne, de l’asthmatique Proust, du sagace Céline, du fou Artaud, du voyou Genet, du taciturne Beckett. Des œuvres-bornes, de grands repères pour les trekkeurs lettrés.

En 1951, lorsque le Castor prit la défense de l’auteur des Crimes de l’amour, des gens bien intentionnés avaient fait du boulot (en 1843, Sainte-Beuve osa écrire que Byron et Sade avaient peut-être été les deux grands inspirateurs de nos modernes) et en feraient encore dans la réhabilitation du « fouetteur », du maître de l’inconduite sexuelle : Maurice Heine (1884-1940), le premier qui a rendu possible l’étude de la vie et de l’œuvre sur un plan non confusionnel, Gilbert Lely, qui a séjourné avec Char au château de La Coste et consacré sa vie à écrire une Vie du marquis de Sade (« nous comprîmes qu’il y avait dans ce cœur quelque chose que tout le monde ignorait et dont e preuve ne pouvait établir la mystérieuse existence »), l’éditeur Jean-Jacques Pauvert condamné pour outrage aux mœurs, le biographe Maurice Lever, Jean-Jacques Brochier, Michel Delon qui, en 1990, signe l’édition de l’œuvre dans la Pléiade (l’athée sur papier missel !) et, depuis Genève, Alice Laborde qui va, de 1991 à 1998, en 27 volumes parus chez Champion-Slatkine, nous permettre de lire, enrichie de documents, notes et commentaires, la correspondance complète de l’auteur des Infortunes de la vertu et de La philosophie dans le boudoir.

En 1919, Apollinaire avait animé le bal en publiant, à l’enseigne de « La Bibliothèque des curieux », un choix de textes sadiens mais des plus prudents, n’osant pas les plus scabreux comme dans L’histoire de Juliette l’épisode où elle se tape une orgie avec Pie VI, privilégiant les passages où le marquis se livre à des réflexions philosophiques, politiques, morales (si! Sade fut un moraliste de choc!). « Sade cet esprit le plus libre qui ait encore existé », clamait l’émerveillant poète d’Alcools. C’est cette liberté de Sade, totale, la liberté d’un esprit emprisonné durant vingt-sept ans de sa vie, qui, passé l’engoncé XIXe siècle, fascinera les poètes, les hommes de lettres, les penseurs, nos modernes, de Cocteau à Blanchot, de Bataille à Klossowski, de Foucault à Barthes et Lacan, les surréalistes, le groupe Tel Quel de Sollers et en renfort, avec caméras ou oripeaux, Pasolini avec Salò ou les 120 journées de Sodome, Peter Weiss et Peter Brook avec Marat-Sade, Buñuel avec La Voie lactée où Piccoli incarne le divin marquis, et Mishima qui écrit Madame de Sade où il cherche à montrer l’auteur des Cent vingt journées de Sodome à travers le regard des femmes.

Sade fut un ouragan de liberté que les gouvernements de son temps, l’Ancien Régime, la Révolution, la Terreur, l’Empire napoléonien, ont affronté, ont combattu, le jetant au cachot, l’y laissant dépérir (alors qu’il y créait son œuvre, on ne met jamais la pensée sous verrou). Ce vent de génie a traversé le temps par la force de tels livres qui furent la radicalisation monstrueuse et ironique des principaux thèmes philosophiques véhiculés par ces messieurs plus rangés mais pas moins brillants qu’on appela les Lumières, contemporains du malin marquis. Malin, le divin, car qui le lit bien sait que malgré toutes les attaques à la vertu qu’il imagine effrontément, celle-ci triomphe et les agresseurs paient, tel le comte Oxtiern qui, dans Ernestine, fait face à la réclusion à vie au fond d’une mine en Suède.

Le roman sadien a ceci de fort (je viens de lire Aline et Valcour, relire Les infortunes de la vertu et quelques nouvelles des Crimes de l’amour) qu’il transgresse tous les interdits et casse tous les tabous (imaginez les pires!) en recourant à l’obscénité absolue, mais ces violations de la morale, ces assauts sur la vertu, s’accomplissent paradoxalement avec une perfection de l’écrit, une dextérité littéraire menée dans le respect de la langue française et de sa syntaxe. Cette observance scrupuleuse des lois grammaticales en même temps que la transgression la plus agressivement spectaculaire de la loi morale, on ne retrouvera cet art, cette audace, que dans l’œuvre de Genet magnifiant les figures du criminel et du voleur dans la langue de Bossuet.

Après les briques biographiques signées Lely en 1957, Pauvert en 1990, Lever en 1991, voici que paraît un ouvrage modeste mais non moins judicieux qui, en un digest bien documenté, nous permet de parcourir la vie hors du commun de Donatien Alphonse François de Sade. Stéphanie Genand, spécialiste du siècle des Lumières, maître de conférences à l’université de Rouen, ne s’attarde pas tant aux œuvres écrites qu’à l’œuvre-vie du grand écrivain, fils unique provençal né à Paris dont le père était diplomate à temps partiel et écrivain à temps partagé avec ses maîtresses, celles-ci ayant à jouer les mamans de Donatien (qu’on appelle « Aldonze ») puisque la mère se retira du monde en entrant dans un couvent situé (ça ne s’invente pas) rue d’Enfer. Pas de complexe d’Œdipe chez Sade dont le père fut un ami, un modèle menant une vie de plaisirs et de dettes.

Le jeune homme aura ses « petites maisons » où il tiendra ses activités orgiaques, fouettages et sodomie, il connaîtra ses premières arrestations jusqu’à la plus terrible en 1772 qui lui vaudra la lettre de cachet qui, sur ordre du roi, le mènera au fort de Vincennes puis à la Bastille d’où il sortira trois jours avant la prise le 14 juillet 1789… Le reste, sa belle-mère perverse, sa femme secoureuse, ses hémorroïdes, ses masturbations, ses évasions, ses spectacles à l’asile de Charenton, je vous laisse lire ça vous-mêmes.

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